Les nouvelles du monde extérieur tourbillonnaient dans sa tête malgré ses efforts pour ne pas y penser. C’était plutôt leur manque de fiabilité qui l’inquiétait. Ce que les yeux-et-oreilles rapportaient de l’Altara et de l’Arad Doman était très confus, et les rares rapports qui recommençaient à filtrer du Tarabon étaient effrayants. La rumeur évoquait la présence des souverains des Marches partout, de la Dévastation au Désert des Aiels, en passant par l’Andor et l’Amadicia. La seule certitude, c’est qu’aucun Gardien de la Frontière de la Dévastation ne se trouvait où il était censé être, pour remplir ses fonctions. Les Aiels étaient partout, et finalement hors du contrôle d’al’Thor, si tant est que ce dernier les ait jamais contrôlés. Les dernières nouvelles du Murandy la faisaient grincer des dents et pleurer en même temps ; quant au Cairhien… Parmi les sœurs qui se trouvaient dans tout le Palais du Soleil, aucune n’avait la réputation d’être loyale, certaines étant même, disait-on, des rebelles. Et toujours pas un mot de Coiren et de son ambassade depuis son départ de la cité. Pourtant, elles auraient dû être de retour à Tar Valon depuis longtemps. Et comme si tout cela ne suffisait pas, al’Thor lui-même s’était évanoui une fois de plus comme une bulle de savon. Les rumeurs prétendant qu’il avait en partie détruit le Palais du Soleil pouvaient-elles être vraies ? Par la Lumière, il ne pouvait pas être déjà devenu fou ! À moins que la stupide offre de « protection » d’Elaida ne l’ait effrayé et poussé à se cacher ? Existait-il quelque chose qui pouvait l’effrayer ? Il l’effrayait, elle. Il effrayait aussi le reste de l’Assemblée. Aussi inexplicable que cela puisse paraître.
La seule chose vraiment certaine, c’est qu’au fond, tout ça n’avait pas la moindre importance. Cette réflexion n’arrangea pas son humeur. Avoir peur de se trouver empêtrée dans un buisson de roses, même si les épines peuvent finir par vous tuer, est un luxe quand on a un poignard sous la gorge.
— Chaque fois qu’elle a quitté la Tour ces dix dernières années, c’était pour s’occuper de ses propres affaires. Il n’y a donc pas de rapports récents à consulter, murmura sa compagne. Il est difficile de savoir exactement quand elle s’est éclipsée de la Tour.
Grande, ses cheveux blond foncé retenus en arrière par des peignes en ivoire, Meidani était assez mince pour paraître courbée sous le poids de ses seins. L’effet était souligné par la coupe de son corsage brodé d’argent et par le fait qu’elle se penchait pour mettre sa bouche au niveau de l’oreille de Yukiri. Son châle s’enroulait à ses poignets, les longues franges grises balayant le sol.
— Redressez-vous, gronda Yukiri tout bas. Je n’ai pas les oreilles bouchées par la poussière.
L’autre se redressa d’un seul coup, une légère rougeur colorant ses joues. Remontant son châle sur ses bras, Meidani regarda par-dessus son épaule en direction de son Lige, Léonin, qui suivait à discrète distance. Si elles percevaient à peine le léger tintement des clochettes d’argent insérées dans ses nattes noires, il ne pouvait rien entendre de ce qu’elles disaient d’une voix normale. Il n’en savait pas plus que nécessaire – presque rien, en fait, excepté que son Aes Sedai voulait certaines choses de lui ; ce qui suffisait à tout bon Lige – et il pouvait causer des problèmes s’il en savait trop, mais il était inutile de murmurer. D’autant moins que les murmures excitent toujours la curiosité.
Pourtant, l’autre Grise n’était pas plus la cause de son irritation que le monde extérieur. Pas la cause principale, en tout cas. Il était révoltant qu’une rebelle s’affiche loyale, pourtant Yukiri se félicitait que Saerin et Pevara l’aient convaincue de ne pas livrer Meidani et ses sœurs corbeaux à la loi de la Tour. Maintenant qu’elles avaient les ailes rognées, elles étaient utiles, pouvant même bénéficier d’une certaine indulgence quand elles devraient affronter la justice. Bien sûr, quand le serment qui avait rogné les ailes de Meidani avait été prononcé, Yukiri aurait eu bien besoin d’indulgence elle-même. Rebelles ou non, ce qu’elle et les autres avaient fait à Meidani et à ses complices violait la loi autant qu’un meurtre. Ou une trahison. Un serment d’obéissance personnelle – prêté sur la Baguette aux Serments, et sous la contrainte – était bien trop proche de la Compulsion, ce qui était clairement interdit. Quand même, il faut parfois salir le plâtre pour enfumer les frelons, et les Sœurs de l’Ajah Noire étaient des frelons aux dards venimeux. La loi reprendrait ses droits en temps voulu – sans la loi, il n’y avait rien –, mais elle devait se soucier davantage de ses chances de survivre à l’enfumage que des peines que la loi pouvait prononcer. Les cadavres n’ont plus à se soucier des châtiments encourus.
Elle fit sèchement signe à sa compagne de continuer, mais à peine Meidani avait-elle ouvert la bouche que trois Brunes surgirent d’un autre couloir juste devant elles, faisant étalage de leurs châles comme des Vertes. Yukiri connaissait un peu Marris Thornhill et Doraise Mesianos, comme les Députées connaissent les Sœurs d’autres Ajahs qui passent de longues périodes à la Tour, c’est-à-dire assez pour mettre un nom sur un visage, et pratiquement rien de plus. Douces et concentrées sur leurs études, c’est ainsi qu’elle les aurait décrites, si on l’avait pressée de parler d’elles.
Elin Warrel avait été élevée au châle si récemment qu’elle aurait dû instinctivement continuer à faire des courbettes. Au lieu de se comporter courtoisement en face d’une Députée, toutes les trois dévisagèrent Yukiri et Meidani comme elles auraient dévisagé des chiens errants. Ou peut-être comme des chiens dévisageant des chats errants. Sans aucune aménité.
— Puis-je vous interroger sur un point de la loi d’Arafel, Députée ? dit Meidani avec autant de naturel que si c’était ce qu’elle avait toujours eu l’intention de demander.
Yukiri acquiesça de la tête, et Meidani se mit à discourir sur les droits de pêche dans les rivières et les lacs, un choix d’ailleurs assez malheureux. Une magistrate pouvait demander à une Aes Sedai d’auditionner un cas de droits de pêche, mais seulement pour soutenir son opinion si des puissants étaient impliqués et qu’elle s’inquiétât qu’ils fassent appel au trône.
Un unique Lige suivait les Brunes – Yukiri ne se rappelait plus s’il appartenait à Marris ou à Doraise – trapu, avec un visage rond et dur, et un nœud de cheveux bruns en haut du crâne, qui lorgna Léonin et les épées qu’il portait dans le dos avec une méfiance sûrement héritée de la sœur à laquelle il était lié. Ces deux-là montèrent lentement le couloir en spirale, relevant leurs mentons arrondis, la maigrichonne pressant le pas pour ne pas être distancée. Le Lige leur emboîta le pas, comme en territoire hostile.
L’hostilité n’était que trop répandue, ces temps-ci ; les murs invisibles entre les Ajahs, autrefois juste assez épais pour cacher les propres mystères de chaque Ajah, étaient devenus de hauts remparts de pierre précédés de douves. Non, plutôt des gouffres larges et profonds. Les Sœurs ne quittaient jamais seules les quartiers de leur propre Ajah, emmenaient souvent leur Lige avec elles, même à la bibliothèque et à la salle à manger, et portaient toujours leur châle, comme si on pouvait se tromper sur leur Ajah. Yukiri elle-même portait son plus beau châle, brodé d’argent et de fils d’or, avec de longues franges de soie qui lui tombaient jusqu’aux chevilles. Ainsi, elle aussi affichait fièrement son appartenance, supposa-t-elle. Et dernièrement, elle s’était dit que douze ans sans Lige étaient une période suffisamment longue. Cette pensée lui sembla horrible, quand elle y réfléchit. Aucune sœur n’aurait dû avoir besoin d’un Lige à l’intérieur de la Tour.