Ces derniers temps, l’hostilité était de mise. Les cloisons invisibles qui séparaient les Ajah, naguère à peine assez épaisses pour dissimuler leurs secrets, étaient devenues des murs d’enceinte entourés de douves. Non, pas de douves, d’abîmes sans fond ! Désormais, les sœurs ne sortaient plus seules du quartier de leur Ajah, leur Champion les accompagnant même à la bibliothèque et au réfectoire. Pour qu’on ne risque pas de les confondre, elles portaient en permanence leur châle.
Confirmant la règle, Yukiri arborait le plus beau de sa garde-robe, dont les longues franges de soie pendaient jusqu’à ses chevilles. Une forme d’ostentation, dut-elle reconnaître.
Très récemment, elle s’était demandé si douze ans sans Champion ne faisaient pas un peu trop longtemps… Une idée horrible, quand on y regardait de près. À la Tour Blanche, aucune sœur n’aurait dû avoir besoin d’un protecteur.
Pas pour la première fois, Yukiri songea que quelqu’un devait essayer de réconcilier les Ajah. Sans tarder, sinon, les rebelles entreraient par la grande porte, insolentes comme des voleuses, et emporteraient tout pendant que les sœurs loyales se disputeraient l’argenterie de la grand-tante Sumi. Mais pour dénouer cet écheveau, elle ne voyait qu’un moyen : Meidani et ses complices devaient reconnaître publiquement qu’elles avaient été envoyées à la tour par les rebelles pour répandre des rumeurs – qu’elles continuaient à prétendre vraies – sur Logain et l’Ajah Rouge, dont le faux Dragon aurait été la marionnette.
Était-ce seulement possible ? Sans que Pevara le sache ? Non, il n’était pas pensable qu’une représentante, en particulier celle-là, se soit laissé abuser. Quoi qu’il en fût, cet écheveau était emmêlé à tant d’autres, désormais, que ça risquait de ne pas faire une grande différence. À part priver Yukiri de l’aide de dix femmes – sur quatorze – dont elle aurait juré qu’elles n’appartenaient pas à l’Ajah Noir. Et, très vraisemblablement, avant même que la tempête éclate, dévoiler ce qu’elle et les autres avaient fait.
Sans aucun lien avec les courants d’air, Yukiri frissonna. Si on en venait là, toutes les femmes susceptibles de révéler la vérité, dont elle, mourraient avant la fin de cette tempête – dans leur lit ou à cause d’un « accident ». Elles pouvaient aussi disparaître, parties de la Tour pour ne plus jamais y revenir. Sur ce point, elle ne se faisait pas d’illusions. Et toutes les preuves seraient si profondément enfouies qu’une armée de terrassiers ne pourrait pas les déterrer. Les rumeurs elles-mêmes seraient étouffées.
Pas pour la première fois… Le monde entier et la plupart des sœurs croyaient encore que Tamra Ospenya avait péri de sa belle mort. Pendant longtemps, Yukiri l’avait cru aussi.
Avant de clamer la vérité, il fallait neutraliser l’Ajah Noir. Oui, lui lier les pieds et les poings…
Dès que les trois sœurs marron furent assez loin, Meidani reprit son rapport. Pas pour longtemps, car elle se tut lorsqu’une main poilue, juste devant elles, jaillit de derrière une tapisserie – un vol d’oiseaux multicolores des Terres Naufragées – et l’écarta, dévoilant une porte qui laissa filtrer un courant d’air glacial. En tenue de travail grossière, un type pataud entra à reculons dans le couloir en tirant une charrette à bras lourdement chargée de bûches de noyer qu’un autre domestique, tout aussi sommairement vêtu, poussait en ahanant. De simples travailleurs – aucun n’arborait la flamme blanche sur la poitrine.
Dès qu’ils virent les Aes Sedai, les types laissèrent la tapisserie retomber en place et tentèrent de s’éloigner tout en esquissant de vagues courbettes – si bien qu’ils faillirent renverser leur chargement et s’emmêler les pinceaux. Très certainement, ils avaient espéré finir leur travail sans rencontrer de sœurs. Alors qu’elle éprouvait une réelle sympathie pour les gens qui devaient monter du bois, de l’eau et d’autres produits par les rampes d’accès des domestiques, Yukiri les dépassa, l’air fermé.
Converser en marchant était un bon moyen de ne jamais être entendu. Pour son conciliabule avec Meidani, les couloirs des secteurs communs lui avaient paru un excellent choix. Meilleur que ses appartements, où le moindre tissage contre les oreilles indiscrètes aurait annoncé à tout le quartier gris qu’elle avait une conversation secrète avec ladite Meidani. Pour l’heure, il y avait environ deux cents sœurs à la tour, autant dire qu’elle était quasiment vide. Chacune ayant tendance à rester chez elle, les secteurs communs auraient dû être déserts. Oui, auraient dû…
Yukiri avait tenu compte des domestiques en livrée qui allaient et venaient pour vérifier les mèches et le niveau d’huile des lampes – entre autres missions – et des divers ouvriers qui ployaient sous le poids de paniers d’osier remplis de la Lumière seule savait quoi. Tôt le matin, il y en avait partout, affairés à préparer la tour à la journée qui commençait. Mais dès qu’ils voyaient une sœur, ils s’inclinaient et détalaient à la vitesse du vent. Conscients qu’espionner une Aes Sedai impliquait un renvoi immédiat, les serviteurs de la tour savaient être discrets et pleins de tact. Avec l’hostilité ambiante, ils se montraient encore plus discrets et respectueux.
Yukiri, en revanche, n’avait pas prévu qu’une multitude de sœurs aimaient se promener hors de leur quartier le matin, même s’il fallait braver le froid. Par groupes de deux ou de trois, des sœurs rouges tentaient d’intimider tout le monde – à part les membres de leur Ajah –, des vertes et des jaunes s’efforçaient de remporter le prix de l’arrogance, et des marron leur disputaient âprement ce trophée.
Quelques sœurs blanches, toutes sans Champion, à part une, s’efforçaient de donner une image de sérénité et de logique – mais non sans sursauter au bruit de leurs propres pas.
Dès qu’un de ces groupes disparaissait, un autre ne tardait pas à apparaître. Du coup, Meidani passait plus de temps à évoquer des « questions de loi » qu’à faire son rapport.
Catastrophe ultime, en avisant des membres de leur Ajah, des sœurs grises, en deux occasions, avaient souri aux anges et se seraient jointes au duo si Yukiri, d’un hochement de tête, ne les en avait pas dissuadées. De quoi bouillir de colère, puisque ça revenait à clamer qu’elle avait des raisons particulières de rester seule avec Meidani.
Même si l’Ajah Noir ne remarquait pas ce détail – veuille la Lumière que ce soit le cas ! – l’espionnage était le dernier jeu à la mode, et les sœurs, malgré les Trois Serments, avaient tendance à enjoliver les informations qu’elles colportaient. Alors qu’Elaida semblait vouloir ramener par la force les Ajah sur le droit chemin, ces rumeurs servaient trop souvent de justification à des pénitences. Le mieux qu’on devait espérer, c’était de pouvoir feindre de les accepter parce qu’on les méritait. Yukiri avait déjà écopé d’une, et elle ne tenait pas à passer de nouveaux jours à briquer des sols alors qu’elle avait sur la planche plus de pain qu’elle pouvait en trancher. L’autre branche de l’alternative, un passage dans le bureau de Silviana, la Maîtresse des Novices, n’était guère préférable, même si ça économisait du temps. Depuis qu’elle faisait venir Silviana pour ses propres pénitences supposées, Elaida se révélait plus dure que jamais. D’ailleurs, toute la tour ne parlait que de ça.
Même si elle détestait le reconnaître, la suspicion généralisée incitait Yukiri à se méfier de la façon dont elle regardait les sœurs qu’elle croisait. Des yeux qui s’attardaient, et voilà qu’on passait pour une espionne. Une tête trop vite détournée, et on s’exposait à la même accusation pour cause de furtivité.