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— Tu devrais en parler à Saerin, lâcha Yukiri.

Depuis le début, Saerin avait tout pris en main. Après quarante ans au Hall pour le compte des sœurs marron, elle était très douée pour ça. Sauf cas de force majeure, Yukiri n’avait aucune envie de la défier, d’autant plus que son statut de représentante, face à une collègue, ne lui vaudrait aucun avantage. Donc, autant essayer d’arrêter la chute d’un rocher… Si Saerin se laissait convaincre par Seaine, Pevara et Doesine s’aligneraient sur sa position, et elle ferait de même.

— Et le second mystère, à présent ? Tu faisais allusion aux rencontres entre les dirigeantes des Ajah ?

Seaine imita à la perfection l’obstination d’un mulet – n’étaient les oreilles repliées en arrière.

— Celle de ton Ajah, dit-elle enfin, a-t-elle joué de son influence pour la nomination d’Andaya au Hall ? Plus que d’habitude, je veux dire.

— On peut exprimer les choses ainsi…

Dans l’Ajah, tout le monde aurait juré qu’Andaya serait nommée représentante – dans quarante ou cinquante ans, par exemple. Mais Serancha l’avait désignée, alors qu’il était d’usage de nommer deux ou trois candidates consensuelles avant de procéder à un vote. Mais tout ça, c’était la « cuisine » interne de l’Ajah – un aussi grand secret que le titre de Serancha, pour le monde extérieur.

— Je le savais ! s’exclama Seaine avec une ferveur peu caractéristique. Selon Saerin, Juilaine, dans l’Ajah Marron, a bénéficié du même coup de pouce, ce qui n’est pas coutumier. Même chose pour Suana, à en croire Doesine, quand elle s’est enfin décidée à parler. À mon avis, Suana pourrait bien être la dirigeante des sœurs jaunes. Quoi qu’il en soit, elle a été représentante quarante ans durant, la première fois, et tu sais qu’il est rare de retrouver un siège après avoir été au Hall si longtemps. Idem pour Ferane, qui siégeait pour l’Ajah Blanc il y a moins de dix ans. Personne n’est revenu au Hall si vite. Cerise sur le gâteau, selon Talene, les sœurs vertes avaient dressé une liste de candidates pour qu’Adelorna, leur capitaine général, en choisisse une. Mais elle a nommé Rina sans respecter le protocole.

D’extrême justesse, Yukiri parvint à ravaler une grimace. À la tour, tout le monde avait son idée sur l’identité des dirigeantes – sinon, comment aurait-on pu soupçonner les fameuses réunions ? – mais citer des noms était au minimum inconvenant. À part à une représentante, ça pouvait valoir une pénitence. Bien entendu, au sujet d’Adelorna, Seaine et elle étaient au courant. En quête de clémence, Talene trahissait tous les secrets de « son » Ajah sans qu’on ait besoin de le lui demander. Une situation qui les embarrassait toutes, à part la principale intéressée. Au moins, ça expliquait pourquoi les sœurs vertes s’étaient tellement indignées quand Adelorna s’était vu infliger le fouet. Cela dit, Ajah combattant ou non, capitaine général était un titre ridicule. Premier Clerc, en un sens, décrivait la fonction de Serancha…

Au bout du couloir, avant le tournant, Meidani et son Champion conversaient sans relâcher leur vigilance. De l’autre côté, Bernaile se tordait le cou pour sonder le corridor sans pour autant perdre de vue Yukiri et Seaine. En sautant frénétiquement d’un pied sur l’autre, elle attirerait l’attention, c’était sûr. Mais par les temps qui couraient, une sœur solitaire loin du fief de son Ajah prenait des risques, et elle le savait.

Cette conversation allait devoir se terminer.

Yukiri leva un pouce.

— Cinq Ajah ont dû nommer de nouvelles représentantes après que les anciennes eurent rejoint les renégates. (Seaine acquiesçant, Yukiri leva un index.) Chacun de ces Ajah a choisi une candidate qui… ne s’imposait pas.

Seaine acquiesçant encore, un majeur se leva.

— Les sœurs marron ont dû nommer deux représentantes, mais tu n’as pas mentionné Shevan. Il y a quelque chose qui cloche avec elle ?

— Non. D’après Saerin, Shevan était sa remplaçante désignée le jour où elle se serait retirée. Mais…

— Seaine, si tu insinues que les dirigeantes des Ajah ont comploté pour nommer ces représentantes – et je ne peux pas imaginer une idée plus grotesque –, pourquoi auraient-elles choisi cinq femmes surprenantes et une qui ne l’est pas du tout ?

— Tout d’abord, oui, c’est ce que j’insinue. Depuis que vous me gardez pratiquement sous les verrous, les autres et toi, j’ai eu plus de temps qu’il n’en faut pour réfléchir. Juilaine, Rina et Andaya m’ont mis la puce à l’oreille. Ferane, elle, m’a décidée à enquêter.

Comment ça, « mis la puce à l’oreille » ? Ah ! oui… Comme Juilaine, Rina et Andaya n’étaient pas assez âgées pour siéger au Hall, en réalité. La coutume consistant à ne pas évoquer l’âge des sœurs revenait vite à occulter cet élément…

— Deux sœurs « bizarres », ç’aurait pu être une coïncidence, continua Seaine. Peut-être même trois, en tirant un peu. Mais cinq ! Si on oublie les sœurs bleues, l’Ajah Marron est le seul qui a perdu deux représentantes au bénéfice des rebelles. Le choix d’une jeune candidate et d’une moins jeune doit avoir une raison, même si elle m’échappe. Mais tout ça correspond à un plan, Yukiri. Un mystère… Même si je ne saurais dire pourquoi, nous devons résoudre cette énigme – et vite, avant l’arrivée des rebelles. J’ai l’impression qu’une main pèse sur mon épaule, mais quand je me retourne, il n’y a personne.

Quand même, imaginer un complot des dirigeantes était… grotesque.

Peut-être, songea Yukiri, mais des représentantes qui conspirent, ça semble encore plus farfelu, et pourtant, j’en suis une.

Un élément très simple étayait la thèse de Seaine. Alors qu’aucune sœur extérieure à un Ajah ne devait savoir le nom de sa dirigeante, toutes les chefs se connaissaient entre elles…

— Si c’est vraiment une énigme, tu auras tout le temps de la résoudre. Quoi qu’elles aient raconté, les renégates ne pourront pas quitter le Murandy avant le printemps, et venir ici leur prendra des mois, si leur armée ne se débande pas en chemin.

Hélas, cette éventualité était de moins en moins plausible.

— Retourne chez toi avant que quelqu’un nous voie enveloppées de saidar, et réfléchis à ton mystère. (Yukiri posa une main sur le bras de Seaine.) Jusqu’à ce que nous soyons toutes sûres que tu ne risques rien, tu devras supporter d’être surveillée en permanence.

S’il ne s’était pas agi d’une représentante, on aurait pu dire que Seaine tira la tête.

— J’en reparlerai à Saerin, fit-elle alors que l’aura du saidar se dissipait.

Le cœur lourd, Yukiri regarda Bernaile et Seaine s’éloigner en direction des quartiers des Ajah, chacune faisant penser à une biche dans un bois grouillant de loups. De quoi regretter que les rebelles ne puissent pas arriver avant l’été. Cet événement, en ressoudant les Ajah, aurait épargné aux sœurs de se sentir en danger au sein de la tour.

Autant rêver qu’il nous pousse des ailes, pensa Yukiri, morose.

Résolue à ne pas céder à son humeur mélancolique, elle alla rejoindre Meidani et Leonin. Lancée sur la piste d’une sœur noire, elle était dans son élément – une énigme qu’elle se sentait capable de résoudre.

Alors qu’une nouvelle vague de froid balayait le grenier à foin, Gawyn ouvrit les yeux dans l’obscurité. Normalement, les murs épais de l’étable barraient la voie au pire des rigueurs nocturnes – le pire, rien de plus. En bas, des hommes murmuraient et ils ne semblaient pas énervés. Levant la main de l’épée qui reposait près de lui, Gawyn remonta ses gantelets. Comme tous les autres membres de la Jeune Garde, il dormait dès qu’il en avait l’occasion. Très probablement, on était juste en train de réveiller des types pour la relève, mais il se sentait frais et dispos et doutait de pouvoir se rendormir. De toute façon, son sommeil était toujours agité à cause de sombres cauchemars et de l’image récurrente de sa bien-aimée. Ignorant où se trouvait Egwene, il ne savait même pas si elle était en vie. Et encore moins si elle lui pardonnerait.