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Entre différentes hypothèses, Bashere opta pour la moins dramatique.

— Bael, Elayne Trakand n’aimerait pas ça. Et même si tu as oublié ce que ça fait d’être un jeune homme, ça suffit pour que Rand al’Thor, lui non plus, n’aime pas ça.

— Melaine m’a répété les propos d’Elayne Trakand, grogna Bael. Selon elle, nous ne devons pas intervenir en sa faveur, et ce n’est pas malin. Quand un ennemi s’avance, un sage accepte l’aide de quiconque veut bien danser avec les lances à ses côtés. À la guerre, ces gens pratiquent aussi leur Grand Jeu ?

— Nous sommes des étrangers, Bael. En Andor, c’est important.

Le géant grogna de nouveau.

Bashere renonça à lui expliquer les subtilités de la politique andorienne. Si elle s’appuyait sur des étrangers, Elayne risquait de perdre ce qu’elle tentait de conquérir. Ses ennemis savaient qu’elle en avait conscience, du coup ils ne redoutaient ni Bashere, ni Bael ni la Légion du Dragon. En réalité, malgré le siège, les deux partis feraient de leur mieux pour éviter une bataille rangée. C’était une guerre, certes, mais composée de manœuvres et d’escarmouches, si personne ne commettait d’erreur. Au bout du compte, pour vaincre, il faudrait conquérir une position inexpugnable, ou pousser l’adversaire sur un terrain impossible à défendre.

À coup sûr, Bael ne verrait pas la différence avec Daes Dae’mar, le Grand Jeu des Maisons. En toute franchise, Bashere ne la distinguait pas vraiment non plus.

Avec la Flétrissure comme voisine, le Saldaea ne pouvait pas s’offrir des guerres de succession. Il était possible de négocier avec les tyrans et la Flétrissure tuait vite les crétins et les envieux. Une guerre civile l’aurait aidée à en finir avec le Saldaea.

Bashere recommença à sonder le camp avec sa longue-vue. Comment une imbécile comme Arymilla Marne avait-elle obtenu le soutien de Naean Arawn et d’Elenia ? Deux femmes cupides et ambitieuses convaincues de défendre leurs justes droits. D’après ce qu’il savait du processus de décision des Andoriens, chacune avait de plus solides arguments qu’Arymilla. Là, rien à voir avec des loups et des chiens de berger. C’était une meute de loups à la poursuite d’un chien de manchon.

Elayne détenait peut-être l’explication, mais elle se contentait d’échanger avec Bashere des notes lapidaires qui ne révélaient rien. Une façon de garantir que nul ne les accuserait de conspirer, en cas de malheur. Au fond, c’était très exactement le Jeu des Maisons.

— Quelqu’un dansera bientôt avec les lances, dirait-on, annonça Bael.

Bashere baissa les yeux assez longtemps pour voir ce que l’Aiel désignait. En prévision du siège, beaucoup de gens avaient quitté la ville ces derniers jours. Mais certains s’y étaient pris trop tard. À la lisière de la Nouvelle Cité, six chariots étaient immobilisés sur la route. Une cinquantaine de cavaliers les entouraient, leur étendard représentant un ours en pleine course – ou un très gros chien, peut-être.

Tenant fermés les pans de leur manteau, de pauvres gens se massaient d’un côté de la voie. Des hommes à la tête baissée, des femmes avec des enfants accrochés à leurs jupes… Sous les regards accablés, des soudards avaient mis pied à terre pour piller les chariots. Sur la neige, des coffres, des caisses et des vêtements s’empilaient déjà. Comme toujours, ces types cherchaient de l’argent ou de l’alcool. Mais tout autre objet de valeur finirait dans leurs fontes. Puis ils voleraient les attelages ou réquisitionneraient carrément les chariots. Une armée avait toujours besoin de chevaux et de véhicules, et les règles de cette guerre civile très spéciale ne semblaient pas protéger les malchanceux qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment.

La porte principale de la ville s’ouvrit pour laisser passer des lanciers en veste rouge dont les armes, les casques et les plastrons brillaient au soleil. Au milieu des marchés abandonnés, les Gardes de la Reine fonçaient vers les chariots. Un solide détachement…

Bashere orienta de nouveau sa longue-vue sur les soudards.

À l’évidence, l’officier qui se tenait à l’ombre de l’ours – si c’en était un – excellait en calcul mental. Cinquante contre deux cents, ça sentait mauvais, surtout avec pour enjeu quelques minables chariots. Dès que les hommes à terre eurent sauté en selle, toute la bande détala vers le nord, en direction de la butte de Bashere. Les victimes, en état de choc, la regardèrent un moment s’éloigner, puis la vie reprit ses droits et elles entreprirent de récupérer leurs possessions pour les remettre à l’abri des chariots.

L’arrivée des Gardes, qui formèrent un cercle autour des véhicules, mit un terme à l’incident. Alors qu’ils poussaient les gens vers les chariots, certains loqueteux tentèrent de leur échapper pour récupérer un quelconque « trésor ». En guise de protestation, un homme agita les bras devant un officier au casque orné de plumes blanches, un baudrier rouge en travers de son plastron. Méprisant, le militaire se pencha sur sa selle et gifla le trublion, qui s’écroula sur le dos, sonné par la violence du coup. Après un moment de flottement, les retardataires grimpèrent dans les chariots – à part deux types qui se penchèrent pour prendre leur compagnon par les épaules et les chevilles afin de le porter à l’abri.

Sur le siège du dernier chariot, une femme agitait déjà ses rênes pour faire demi-tour et retourner vers la cité.

Bashere baissa sa longue-vue, s’intéressa au camp, puis utilisa de nouveau le dispositif optique. Des soldats creusaient toujours avec des pelles et des pioches et d’autres, autour des chariots, s’échinaient à décharger des gros sacs et de lourds tonneaux. Les nobles et les officiers, toujours à cheval, surveillaient le déroulement des opérations. Une scène presque paisible, comme un troupeau au pâturage…

Soudain, quelqu’un désigna l’élévation, juste en deçà de la cité. D’autres soldats l’imitèrent, puis des cavaliers se lancèrent au trot en criant des ordres. Venant de la ville, les soudards chassés par les Gardes apparaissaient au sommet de l’élévation.

Sa longue-vue glissée sous le bras, Bashere fronça les sourcils. Il n’y avait pas de sentinelles en hauteur pour voir ce qui se passait au-delà de cet obstacle ? Même s’il n’y avait aucune attaque massive à redouter, c’était stupide. Une bonne chose à savoir, si les autres camps se montraient aussi négligents et ne corrigeaient pas cette erreur.

Bashere souffla d’agacement dans sa moustache. Il n’était pas là pour s’en prendre aux assiégeants…

D’un coup d’œil, il vit que les chariots, escortés par les Gardes Royaux, approchaient à toute allure des portes. On eût dit que ces gens avaient des poursuivants sur les talons. Ou était-ce l’influence de l’officier, qui agitait son épée au-dessus de sa tête ?

— Personne ne dansera aujourd’hui, dit Bashere.

— Dans ce cas, j’ai mieux à faire que regarder des gens des terres mouillées creuser des trous, répliqua Bael. Puisses-tu toujours trouver de l’eau et de l’ombre, Davram Bashere.

— Pour l’heure, je préférerais avoir les pieds au sec et les mains au-dessus d’un bon feu.

Une saillie que Bashere regretta aussitôt. Traiter par-dessus la jambe les coutumes des autres était un bon moyen de se faire tuer – surtout avec les Aiels, très à cheval sur leurs rituels.

Mais Bael éclata de rire.

— Les terres mouillées mettent tout cul par-dessus tête, Davram Bashere.

D’un curieux geste de la main droite, l’Aiel ordonna à ses compagnons de se lever. Partant en direction de l’est, ils donnèrent le sentiment de se jouer de la neige.

Bashere rangea la longue-vue dans ses fontes, se hissa en selle et fila dans la direction opposée. Postée sur cette pente-là, son escorte attendit qu’il l’ait dépassée puis lui emboîta le pas. Moins nombreux que ceux de Bael, ses gardes rapprochés, des types endurcis, venaient tous de son domaine de Tyr et ils l’avaient plus d’une fois accompagné dans la Flétrissure, avant cette expédition au sud. Chaque homme ayant une zone complète à surveiller – devant, derrière, à droite, à gauche, en haut, en bas –, toutes ces têtes bougeaient sans cesse. Restait à espérer que la routine ne nuirait pas à la vigilance.