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Dans une forêt très peu dense, toutes les branches étaient nues, sauf celles des chênes, des lauréoles, des pins et des sapins. Mais sur un terrain vallonné couvert de neige, une centaine de cavaliers pouvaient se tenir à cinquante pas sans qu’on les voie. Non qu’une telle occurrence soit vraisemblable, mais en règle générale, on ne prévoyait jamais ce qui finissait par vous tuer. D’instinct, Bashere vérifia que son épée coulissait bien dans son fourreau. Le secret, c’était de s’attendre à l’inattendu.

Comme chaque fois que son chef n’avait rien de plus important à lui déléguer, Tumad commandait le détachement. Bashere avait pris sous son aile ce jeune lieutenant. L’esprit vif, capable de voir bien plus loin que le bout de son nez, Tumad finirait couvert de galons, s’il vivait assez longtemps pour ça. Un peu plus petit que Bael, donc bien plus grand que la moyenne, il était d’humeur morose et ne faisait rien pour le cacher.

— Un problème, Tumad ?

— L’Aiel parlait d’or, seigneur. Ces Andoriens nous crachent à la figure ! Je déteste devoir détaler alors qu’ils se moquent de nous.

Un jeune lieutenant, oui…

— Tu t’ennuies ? railla Bashere. Il te faudrait un peu d’action ? Tenobia n’est qu’à cinquante lieues au nord d’ici, et si on peut en croire les rumeurs, elle a avec elle Ethenielle du Kandor, Paitar de l’Arafel et Easar du Shienar. Toute la puissance des Terres Frontalières vient à notre rencontre, Tumad. D’après ce qu’on dit, les Andoriens infiltrés au Murandy n’aiment pas nous savoir chez eux. Si l’armée des Aes Sedai ne les taille pas en pièces, en supposant que ce ne soit pas fait, ils pourraient venir nous chercher des noises. Nous avons chevauché pour le Dragon Réincarné, et ça, les sœurs ne nous le pardonneront pas. Enfin, il y a les Seanchaniens. Tu crois qu’ils ne se remontreront plus ? Ils nous attaqueront, ou nous devrons les attaquer, c’est une certitude. Vous, les jeunes, vous ne savez pas reconnaître l’action, même quand elle vous frise la moustache.

Des rires montèrent dans les rangs – composés d’hommes de l’âge de Bashere, en grande partie. Tumad lui-même s’autorisa à sourire dans sa barbe. Tous ces soldats n’en étaient pas à leur première campagne, même s’il s’agissait de la plus bizarre de toutes. Droit sur sa selle, Bashere inspecta le terrain, entre les arbres, mais sans se concentrer vraiment.

En toute franchise, Tenobia l’inquiétait pour de bon. Seule la Lumière savait pourquoi, Easar et les autres avaient décidé d’abandonner la frontière de la Flétrissure – en emmenant un nombre considérable de soldats, selon les rumeurs. Et même si on les divisait par deux, ces rumeurs restaient impressionnantes.

Sans nul doute, ces hommes avaient d’excellentes raisons d’agir, et Tenobia les partageait.

Bashere lui avait appris l’équitation, puis il l’avait regardée grandir avant de lui remettre la Couronne Brisée, quand elle était montée sur le trône. Une bonne dirigeante, ni trop dure ni trop douce, intelligente sans être toujours sage, courageuse mais pas téméraire… Son seul défaut ? L’impulsivité. Une tête brûlée, même, et parfois pire que ça… Bashere aurait juré qu’elle avait un objectif secret en plus de celui de ses alliés : avoir la tête de son oncle, à savoir lui-même. S’il ne se trompait pas, après être allée si loin, elle ne se contenterait pas de lui infliger une autre période d’exil. Quand elle rongeait un os depuis longtemps, la convaincre de le lâcher tenait de l’exploit. Le cœur même du problème. Elle aurait dû être au Saldaea, veillant sur la frontière avec la Flétrissure. Mais après tout, lui aussi. Pour ses actes, depuis son arrivée dans le Sud, elle avait de quoi le faire condamner deux fois pour trahison. Sans doute, mais il ne voyait pas comment il aurait pu agir autrement. La rébellion – un terme à la définition très floue, quand ça arrangeait Tenobia – lui faisait horreur, mais il tenait à garder encore un peu la tête sur les épaules. Un problème, oui, et épineux…

Le camp qui abritait les quelque huit mille cavaliers légers qu’il avait amenés après l’Illian et la bataille contre les Seanchaniens était plus grand que celui qu’il venait d’observer et beaucoup mieux organisé. Ici, les piquets des chevaux formaient des rangées bien nettes, avec la forge d’un maréchal-ferrant à chaque extrémité. Dans le même ordre d’idées, les tentes, bien que maintes fois rapiécées, s’alignaient avec une perfection maniaque en face des piquets. Ainsi, après une sonnerie de trompettes, le temps de compter jusqu’à cinquante, et chaque homme pouvait être en selle et prêt à se battre. Judicieusement postées, les sentinelles garantissaient qu’on soit toujours alerté dans les limites de ce délai.

Le camp des civils, à une centaine de pas plus au sud, était mieux ordonné que celui des autres assiégeants. À croire que l’exemple du Saldaea avait inspiré ces gens.

Quand Bashere arriva avec son escorte, des hommes couraient entre les lignes de piquets comme si on venait de donner l’alerte. D’ailleurs, plus d’un avait sa lame au clair. Des voix crièrent le nom du Maréchal, mais quand il avisa la foule massée au centre du camp, là où se dressait la tente qu’il partageait avec Deira – des femmes, pour l’essentiel –, l’angoisse lui noua l’estomac. Talonnant Véloce, il se lança au galop sans se demander si ses hommes le suivaient ou non. Alors que le sang battait à ses tempes, il perdit conscience de tout, à part des gens qui se pressaient devant sa tente. Quand il l’eut atteinte, il sauta de sa selle, se reçut souplement et partit à la course. Des femmes lui parlèrent, mais il ne comprit rien à ce qu’elles disaient. S’écartant devant lui, elles lui épargnèrent la tâche de les renverser comme des quilles pour gagner son fief.

Une fois entré, il prit le temps de souffler. La tente – un pavillon, plutôt – était assez grande pour qu’on y cantonne vingt soldats. Des épouses d’officier s’y entassaient, mais il repéra Deira, sa femme, assise sur une chaise de campagne au centre des tapis qui couvraient le sol. Aussitôt, l’angoisse se dissipa.

Deira quitterait un jour ce monde, il ne se berçait pas d’illusions. Quant à lui, il la suivrait ou bien la précéderait. Mais sa seule terreur, c’était de vivre sans elle.

Justement, des femmes aidaient Deira à abaisser sa robe jusqu’à la taille. Une autre appuyait sur son avant-bras gauche un carré de tissu qui s’imbibait de sang. Posée sur le tapis, une coupe récupérait le fluide vital, et elle était déjà bien remplie.

Dès qu’elle vit son mari, les yeux de Deira s’illuminèrent – un contraste saisissant avec son teint blafard.

— Voilà le résultat, quand on engage des étrangers, mon époux.

De la main droite, Deira brandit une longue dague. Plus grande que Bashere – de peu, cependant –, ses cheveux noirs blanchissant sur les tempes, elle en imposait au premier coup d’œil et pouvait glacer les sangs de quelqu’un quand elle était en colère. Même lorsqu’elle n’était pas en état de tenir sur ses jambes, comme aujourd’hui.

Au milieu d’autres femmes et devant son mari, plus d’une épouse aurait été gênée d’être à demi dévêtue. Pas Deira…

— Si tu ne voulais pas toujours être plus rapide que le vent, fit-elle, des hommes de ton domaine pourraient s’occuper de nous.

— Une dispute avec les domestiques ? demanda Bashere, surpris. Tu en es arrivée à jouer de la dague ?