Selon Ituralde, les maisons marchandes se mêlaient un peu trop de tout. Là, il aurait aimé qu’elles s’impliquent davantage. Pourquoi se taisaient-elles ? Un mystère… Car un souverain qui nuisait au commerce ne restait jamais bien longtemps sur le trône.
Loyal à ses serments, d’autant que le roi était un ami, le général ne pouvait pourtant pas se voiler la face. Les ordres d’Alsalam, proches du grotesque, étaient un moyen infaillible de parvenir… au chaos. Mais comment les ignorer ? Après tout, le roi restait le roi.
Certes, mais il avait d’abord ordonné au général de foncer à la rencontre d’une horde de fidèles du Dragon dont des espions « secrets » lui avaient signalé la présence au nord. Dix jours plus tard, alors que pas un ennemi n’avait pointé le bout du nez, un contrordre avait renvoyé la troupe vers le sud en quête d’une autre horde fantôme.
Ensuite, le général avait dû concentrer ses forces sur la défense de Bandar Eban – alors qu’une attaque sur trois fronts aurait mis un terme à tout ça – puis les diviser à un moment où un assaut massif eût été victorieux. Cerise sur le gâteau, le roi l’avait lancé à l’attaque d’un site abandonné par les fidèles, puis forcé à s’éloigner de l’endroit où ils campaient pour de bon.
Pire encore, les ordres d’Alsalam étaient souvent arrivés directement entre les mains des nobles censés suivre Ituralde. Du coup, Machir était parti dans une direction, Teacal dans une autre et Rahman dans une troisième. En quatre occasions, en pleine nuit, des alliés s’étaient entre-tués en croyant être enfin tombés sur l’ennemi. Tout ça sur ordre du roi, naturellement.
Pendant ce temps, les fidèles du Dragon avaient gagné en nombre et en confiance.
De son côté, Ituralde s’était couvert de gloire à Solanje, à Maseen, au lac Somal et à Kandelmar – les seigneurs du Katar n’étaient pas près de revendre aux ennemis de l’Arad Doman le produit de leurs mines et de leurs forges –, mais comme d’habitude, les ordres d’Alsalam avaient tout gâché.
Le dernier était différent. Pour commencer, avec l’intention d’intercepter le message, un Homme Gris avait tué dame Tuva. Mais le pli était quand même arrivé à son destinataire. Incapable de deviner pourquoi ce plan dérangeait les Ténèbres plus que les précédents, Ituralde s’était empressé de l’exécuter avant qu’Alsalam lui en envoie un nouveau.
Cet ordre ouvrait une myriade de possibilités, et le général les avait toutes étudiées. Les plus prometteuses commençaient ici et aujourd’hui. Quand il restait de maigres chances de succès, il fallait savoir les saisir.
Dans le lointain, le cri strident d’un geai des neiges retentit, vite suivi par un deuxième et un troisième. Les mains en coupe devant sa bouche, Ituralde répéta les trois appels. Peu après, un hongre pommelé clair sortit du couvert des arbres. Sur une telle monture, le cavalier vêtu d’un manteau blanc rayé de noir avait tout pour passer inaperçu dans la forêt, surtout quand il ne bougeait pas. Du genre costaud, le type portait une épée courte sur le flanc. À sa selle pendaient un carquois et un arc glissé dans son étui.
— On dirait bien qu’ils sont tous venus, seigneur, annonça-t-il de sa voix en permanence rauque.
Dans sa jeunesse, pour une raison oubliée, quelqu’un avait tenté de pendre Donjel. Alors qu’il abaissait sa capuche, révélant ses cheveux courts grisonnants, Ituralde se souvint que le cache noir, sur l’œil droit du type, était un autre souvenir de ses débuts tumultueux dans la vie.
Borgne ou pas, Donjel restait le meilleur éclaireur que le général ait connu.
— Presque tous, corrigea-t-il. Autour du pavillon de chasse, ils ont posté deux cercles concentriques de sentinelles. On les voit à une demi-lieue à la ronde, mais il est impossible d’approcher sans se faire repérer, ce qui laissera le temps de filer aux occupants du pavillon. À voir les empreintes, ils ont rassemblé moins d’hommes que vous le pensiez, mais ils sont quand même bien plus nombreux que nous.
Ituralde acquiesça. Les hommes qu’ils allaient rencontrer avaient accepté le Ruban Blanc qu’il proposait. Pendant trois jours, avec la Lumière pour témoin et le salut de leur âme comme enjeu, ses interlocuteurs et lui n’auraient pas le droit de dégainer leurs armes ni de verser le sang d’une autre manière.
Cela dit, dans cette guerre, on n’avait pas encore recouru au ruban, et certains individus, par ces temps, avaient une étrange conception du salut. Les fidèles du Dragon, par exemple… Souvent qualifié de « flambeur », le général n’en était pas un. L’astuce, c’était de savoir évaluer les risques. Et de prendre les bons quand il le fallait.
Ituralde tira de sa botte un paquet enveloppé de soie huilée et le tendit à Donjel.
— Si je ne suis pas à Gué de Coron dans deux jours, apporte ceci à ma femme.
L’éclaireur glissa l’objet sous son manteau, salua le général et s’éloigna vers l’ouest. Des paquets semblables, Ituralde lui en avait déjà confié plusieurs, presque toujours à la veille d’une bataille. Veuille la Lumière que Tamsin, son épouse, n’ouvre jamais celui-là. Dans le cas contraire, avait-elle prévenu, elle viendrait tirer les pieds du défunt. Le premier exemple connu d’une vivante hantant un mort…
— Jaalam, dit le général, allons voir ce qui nous attend dans le pavillon de chasse de dame Osana.
Il talonna Flèche et ses compagnons le suivirent.
Alors qu’ils chevauchaient, le soleil atteignit son zénith puis amorça sa descente. Au nord, les nuages noirs approchaient et il faisait de plus en plus froid. À part la neige qui crissait sous les sabots, pas un bruit dans la forêt apparemment déserte. Ne voyant pas les sentinelles dont avait parlé Donjel, Ituralde conclut que l’éclaireur avait une notion bien à lui de ce qu’était « une demi-lieue à la ronde ».
Ces sentinelles devaient être à l’affût, cherchant à repérer l’armée qui suivait peut-être le général, Ruban Blanc ou non. Parmi ces hommes, beaucoup avaient d’excellentes raisons de vouloir cribler de flèches Rodel Ituralde. En principe, le Ruban Blanc engageait aussi l’honneur des soldats d’un seigneur, mais ça n’avait rien de garanti. Le genre de risque qu’il fallait prendre, en somme…
Au milieu de l’après-midi, le prétendu « pavillon de chasse » d’Osana apparut entre les arbres. Un complexe de tours claires et de flèches élancées qui n’aurait pas déparé parmi les palais de Bandar Eban, réputés pour leur splendeur. Authentique chasseresse, Osana traquait les hommes et le pouvoir. Malgré sa relative jeunesse, ses nombreux trophées imposaient l’admiration. Et les « chasses » qu’elle organisait ici auraient fait froncer plus d’un sourcil, même dans la capitale. Aujourd’hui, le pavillon était en ruine, ses fenêtres brisées évoquant des bouches béantes aux dents ébréchées. Derrière, on ne captait ni lumière ni mouvement. Mais la neige, autour du bâtiment, portait de nombreuses empreintes de chevaux.
Sans ralentir, le général franchit le portail ornementé et entra dans la cour, où le martèlement des sabots se fit plus franc sur les pavés couverts de neige à demi fondue.
Comme il l’avait prévu, aucun serviteur ne vint l’accueillir. Dès le début des troubles qui secouaient l’Arad Doman – comme un chien secoue le rat qu’il tient dans sa gueule – Osana s’était éclipsée et ses domestiques avaient filé dans ses autres résidences, acceptant les postes les plus humbles. Par ces temps, sans employeur, on crevait de faim ou on se reconvertissait dans le banditisme – à moins de rejoindre les fidèles du Dragon.
Après avoir mis pied à terre devant le grand escalier de marbre, le général tendit les rênes de Flèche à un de ses hommes. Quand Jaalam leur eut ordonné de s’abriter là où ils le pourraient – avec leurs montures, bien entendu – les soldats avancèrent, presque sûrs que des carreaux d’arbalète jailliraient des balcons ou des fenêtres du « pavillon ». Négligeant les portes entrebâillées des écuries, ils se répartirent aux quatre coins de la cour et se pressèrent contre les chevaux. Malgré le froid, ils préféraient voir venir de loin le danger. Si le pire se produisait, quelques-uns auraient une chance de s’en tirer…