Tout bien pesé, Samitsu aurait dû être contente d’exécuter avec zèle les ordres de Cadsuane. Sauf que la sœur verte aurait voulu qu’elle fasse encore mieux. Sa signature…
— Tu es avec moi, Samitsu ?
Avec un soupir, Samitsu se détourna du paisible spectacle. Alors qu’elle se forçait à ne pas lisser le devant de sa jupe rayée de jaune, les clochettes d’argent de Jakanda accrochées dans ses cheveux tintinnabulèrent, mais pour une fois, ce son n’améliora pas son humeur. Quand tout allait pour le mieux, elle ne se sentait pas complètement à l’aise dans ses appartements du palais, et ce malgré le bon feu qui crépitait dans la cheminée de marbre et le lit somptueux – matelas moelleux et oreillers en plume d’oie – qui l’attendait dans la chambre voisine.
Les trois pièces étaient décorées dans le style cairhienien à la fois pompeux et austère. Le plafond de plâtre blanc à caissons, les corniches dorées, les lambris sombres et pourtant brillants… Le mobilier, d’une lourdeur accablante, était encore plus sombre malgré les ornements patauds en or ou en ivoire. Comparés à tout ça, les tapis teariens à fleurs semblaient d’une folle extravagance. Du coup, ils soulignaient l’aspect sinistre du reste. Une cage, en quelque sorte, et même pas dorée.
Le plus gênant, pourtant, c’était la femme aux longues bouclettes qui se tenait au milieu de la pièce, les poings sur les hanches, le menton pointé et les yeux plissés. À la main droite, Sashalle portait la bague au serpent, mais elle arborait aussi un collier et un bracelet aiels – des bijoux tapageurs qui juraient avec sa robe de laine marron bien coupée mais sans rien qui sorte de l’ordinaire. Si les perles et l’ivoire n’étaient pas du toc, ce type de flamboyance ne convenait pas à une sœur. Une contradiction qui serait peut-être la clé de bien des choses, si Samitsu réussissait un jour à la comprendre. Les Matriarches, surtout Sorilea, la regardaient toujours comme si elle était une idiote. Tout ça parce qu’elle aurait dû tout savoir sans jamais poser de questions. En conséquence, les Aielles ne répondaient pas quand on les interrogeait. Un petit jeu désagréable et permanent, surtout avec Sorilea. Peu habituée à être prise pour une gourde, Samitsu détestait ça.
Comme souvent, elle eut du mal à croiser le regard de Sashalle – la source majeure de sa frustration, même quand tout allait bien par ailleurs. Pour ne rien arranger, cette sœur rouge avait prêté serment au jeune al’Thor ! Comment une Aes Sedai pouvait-elle jurer fidélité à quoi que ce soit d’autre que la Tour Blanche ? Et au nom de la Lumière, comment une sœur rouge avait-elle pu se lier à un homme capable de canaliser ? Verin avait-elle eu raison d’avancer que les ta’veren influençaient le hasard ? Si ce n’était pas une affaire de chance, comment expliquer que trente et une sœurs, dont cinq rouges, aient prêté un pareil serment ?
— Ailil Riatin a été contactée par des seigneurs et des dames qui représentent presque toutes les forces vives de sa maison, récapitula Samitsu. Ils entendent la nommer Haute Chaire, et elle veut avoir l’aval de la Tour Blanche. Des Aes Sedai, au moins…
Histoire de cesser de défier du regard l’autre sœur – avec le risque non négligeable de perdre – Samitsu approcha d’une table d’ébène où, sur un plateau d’argent, reposait une carafe en or ouvragé dont montait une bonne odeur d’épices. Remplir un gobelet de vin chaud était toujours une bonne excuse pour fuir l’affrontement. Outrée d’avoir besoin d’un tel prétexte, Samitsu reposa la carafe un peu trop vivement. De plus en plus souvent, elle se surprenait à fuir le regard de Sashalle – ou à la lorgner en biais, comme en ce moment. À son grand désarroi, elle ne parvint pas à pivoter assez sur elle-même pour regarder la sœur rouge en face.
— Sashalle, réponds à Ailil par la négative. La dernière fois qu’il a été vu, son frère était toujours vivant, et la rébellion contre le Dragon Réincarné ne concerne en rien la Tour Blanche – en particulier maintenant que c’est terminé.
Samitsu revit sa dernière image de Toram Riatin s’enfonçant dans un étrange brouillard capable de se solidifier et de tuer. Une brume qui résistait au Pouvoir de l’Unique… Ce jour-là, les Ténèbres avaient marché hors des murs de Cairhien.
Samitsu se concentra pour empêcher sa voix de trembler. Pas de peur, mais de colère. Ce même jour, elle n’avait pas réussi à guérir le jeune al’Thor. Abominant l’échec, elle détestait encore plus s’en souvenir. Et elle n’aurait pas dû être obligée de se justifier.
— Presque toutes les forces vives, ce n’est pas la totalité… Tous ceux qui restent liés à Toram s’opposeront à Ailil, militairement, s’il le faut. Quoi qu’il en soit, semer le trouble dans les maisons n’est pas un bon moyen de maintenir la paix. Au Cairhien, l’équilibre est précaire, mais il existe, et nous devons le préserver.
Samitsu s’empêcha d’ajouter que Cadsuane serait très mécontente si elles détruisaient cet équilibre. Sur Sashalle, ça n’aurait aucun impact.
— Les troubles éclateront, que nous les fomentions ou pas, affirma la sœur rouge.
Voyant que Samitsu l’écoutait, Sashalle se détendit un peu, même si elle continua à pointer agressivement le menton. Peut-être était-ce de l’entêtement plus que de l’hostilité qu’elle exprimait ainsi. Quelle importance, au fond ? La sœur rouge ne tentait pas de convaincre son interlocutrice, elle lui exposait sa position. Comme si elle lui faisait une faveur, en plus de tout.
— Samitsu, le Dragon Réincarné est le héraut des troubles et du changement. Le héraut annoncé par les oracles ! Et même s’il ne l’était pas, nous sommes au Cairhien. Crois-tu que ces gens aient arrêté de jouer au Daes Dae’mar ? Si la surface de l’eau est lisse, le poisson continue à nager.
Une sœur rouge vantant le Dragon Réincarné comme un vulgaire propagandiste de rue ? Par la Lumière !
— Et si tu te trompes ?
Une phrase que Samitsu regretta aussitôt. Que la Lumière la brûle, Sashalle n’avait pas bronché !
— Ailil a renoncé à toute prétention au trône en faveur d’Elayne Trakand. C’était le souhait du Dragon Réincarné, et elle est prête à lui jurer fidélité, si je le lui demande. Toram, lui, commandait une armée contre Rand al’Thor. C’est un progrès, non ? Selon moi, il faut courir le risque, et c’est ce que je dirai à Ailil.
Samitsu fit tintinnabuler ses clochettes – inévitable quand elle secouait la tête – et elle se retint de soupirer encore. Parmi les sœurs liées au Dragon, dix-huit étaient toujours présentes à Cairhien. Cadsuane en avait emmené certaines, renvoyant ensuite Alanna pour qu’elle en rameute d’autres. À part Sashalle, sur les dix-huit, plusieurs étaient supérieures à Samitsu. Mais grâce aux Matriarches, elles ne lui traînaient pas dans les jambes. La méthode était indéfendable – aucune sœur, jamais, n’aurait dû être l’apprentie de quelqu’un – mais en pratique, elle lui facilitait la tâche. Soumises aux Matriarches, qui ne les lâchaient jamais des yeux, ces Aes Sedai n’étaient pas en mesure de se mêler des événements et encore moins de tenter une prise de pouvoir. Manque de chance, pour une raison toujours mystérieuse, les Matriarches se comportaient différemment avec Sashalle et les deux autres sœurs calmées aux puits de Dumai.
Calmées… À cette idée, Samitsu eut un léger frisson – qu’elle n’éprouverait plus jamais si elle réussissait à découvrir comment Damer Flinn avait guéri ce qui n’aurait pas dû pouvoir l’être. Enfin, quelqu’un pouvait secourir une femme calmée ! Tant pis si c’était un homme capable de canaliser… Avec l’habitude, les horreurs d’hier devenaient les désagréments d’aujourd’hui, c’était bien connu.
Si elle avait su au sujet de Sashalle, Irgain et Ronaille, Cadsuane aurait à coup sûr réglé les problèmes avec les Matriarches avant de partir. Enfin, à coup presque sûr… Déjà impliquée dans un ou l’autre plan de la légendaire sœur verte, Samitsu savait qu’elle pouvait se montrer plus retorse encore qu’une bleue. Des machinations imbriquées dans des complots eux-mêmes liés à des stratagèmes, le tout dissimulé derrière des rideaux de ruse… Certains plans étaient conçus pour échouer afin que d’autres puissent réussir. Bien entendu, seule Cadsuane savait lesquels étaient lesquels. Une idée qui n’avait rien de réconfortant. Quoi qu’il en soit, Sashalle, Irgain et Ronaille avaient la bride sur le cou. Libres comme l’air, oui. Et sans le moindre désir de suivre les consignes de Cadsuane ou d’obéir à la sœur qu’elle avait nommée à leur tête. Seul le serment délirant prêté à al’Thor les guidait et les contraignait.