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Après avoir trouvé le déjeuner quasiment intact – comme le petit déjeuner, d’ailleurs – Chesa fut très déçue, et elle ne le cacha pas. Tentée d’invoquer des maux d’estomac, Egwene jugea plus prudent d’y renoncer. Après qu’une décoction de Chesa eut agi sur sa migraine – un temps très court, avant que le mal revienne en force chaque nuit – la servante rondelette s’était procuré une collection de remèdes bizarroïdes hors de prix achetés à des colporteurs habiles au boniment. Bien entendu, ces infusions et élixirs avaient tous un goût abominable.

Devant l’air attristé de Chesa, quand elle refusait d’ingérer une de ces abominations, Egwene finissait par se laisser attendrir. De temps en temps, le médicament miracle agissait, mais ça n’était pas une raison suffisante pour avaler une infection pareille.

Instruite par l’expérience, Egwene renvoya Chesa avec la promesse de se restaurer plus tard. Au dîner, nul doute que le menu serait suffisant pour gaver une oie.

Imaginant Chesa debout devant elle, se tordant les mains en attendant qu’elle ait avalé une bouchée, la jeune femme eut envie de sourire. Mais ses yeux retombèrent sur le rapport de Tiana. Nicola, Larine et Bode… La Tour Blanche était une maîtresse exigeante. Très exigeante, même.

À moins que la tour soit en guerre, par suite d’un consensus du Hall, la Chaire d’Amyrlin ne devait pas… Peut-être, mais la tour était en guerre.

Une petite éternité, Egwene garda les yeux rivés sur la feuille où ne figurait qu’un seul nom. Quand Siuan revint, sa décision était prise. Une maîtresse exigeante qui ne faisait jamais montre de favoritisme…

— Leane et Bode sont parties ?

— Il y a au moins deux heures, mère… Leane devait accompagner Bode jusqu’à sa destination, puis continuer vers l’aval du fleuve…

Egwene acquiesça.

— Tu peux demander qu’on selle Daishar ?

Non ! Trop de gens reconnaissaient le cheval de la Chaire d’Amyrlin, désormais. Beaucoup trop… Et elle n’avait pas le temps d’expliquer et moins encore de discutailler. Même pas d’affirmer son autorité, d’ailleurs…

— Selle Bela, et attends-moi deux rues plus loin au nord d’ici.

Bela, tout le monde la connaissait aussi – comme étant la monture de Siuan…

— Que comptes-tu faire, mère ?

— Une promenade à cheval… Mais n’en parle à personne.

Egwene chercha le regard de Siuan et le soutint sans broncher. L’Ancienne Chaire d’Amyrlin était capable de faire baisser les yeux à une pierre. Certes, mais pas à l’actuelle dirigeante des Aes Sedai.

— À personne, tu m’entends ? Et maintenant, file !

Le front plissé d’inquiétude, Siuan obéit.

Dès qu’elle fut seule, Egwene retira son étole, la plia soigneusement et la rangea dans sa sacoche de ceinture. En laine de qualité, son manteau était solide mais dépourvu d’ornements. Sans l’étole, qui dépassait souvent de son capuchon, hors du camp, Egwene redevenait anonyme.

Devant son bureau, le trottoir était désert, bien entendu. Dès qu’elle eut traversé la rue au sol gelé, Egwene se retrouva au cœur du flot habituel de novices mêlé de quelques Acceptées et d’une poignée d’Aes Sedai. Sans ralentir, les novices la saluèrent d’une génuflexion tandis que les Acceptées, reconnaissant au minimum une sœur, la gratifièrent d’une révérence. Glissant plus qu’elles marchaient, les Aes Sedai la croisaient sans un mot, leur propre visage noyé dans les ombres de leur capuche.

Si quelqu’un remarquait qu’elle n’était pas suivie par un Champion, ça ne serait pas grave. Après tout, bien des sœurs n’en avaient pas. Pareillement, toutes n’étaient pas enveloppées par l’aura du saidar. La majorité, oui, mais pas toutes…

À deux rues de son bureau, comme décidé, Egwene s’arrêta au coin du trottoir, le dos tourné aux femmes qui allaient et venaient. Là, elle s’efforça de ne pas s’impatienter. À l’ouest, le soleil, à mi-chemin de l’horizon, commençait à être poignardé par la pointe du pic du Dragon. S’abattant sur le camp, l’ombre de la montagne plongeait déjà une partie des tentes dans la pénombre.

Siuan arriva enfin, montée sur Bela. Dans la gadoue de la rue, la vaillante petite jument avançait d’un pas sûr alors que la sœur s’accrochait aux rênes et à la selle pour ne pas tomber. Une saine précaution. S’il existait une pire cavalière que la Chaire d’Amyrlin déchue, Egwene ne l’avait pas encore rencontrée. Lorsqu’elle mit pied à terre en lâchant un chapelet de jurons, on eût dit qu’elle n’en revenait pas de s’en être tirée vivante.

Dès qu’elle reconnut Egwene, Bela eut un hennissement amical. Après avoir remis en place sa capuche, dérangée par la « cavalcade », Siuan ouvrit la bouche mais Egwene, d’une main levée, lui intima le silence. Si elle l’avait laissée faire, l’imprudente aurait prononcé le mot « mère », ça se voyait sur ses lèvres. Et connaissant la Chaire d’Amyrlin déchue, on l’aurait entendue à cinquante pas à la ronde.

— N’en parle à personne, souffla Egwene. Pas de rapport, et aucune allusion, même fine. (Voilà qui devait être assez précis…) Jusqu’à mon retour, reste avec Chesa. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète.

Siuan acquiesça à contrecœur, la bouche presque boudeuse. Ajouter les rapports et les allusions à la liste d’interdictions avait été une bonne idée…

Laissant l’ancienne dirigeante fulminer tout son soûl, Egwene enfourcha Bela. Au début, elle la fit avancer au pas à cause des ornières gelées de la rue. Puis elle continua, car tout le monde se serait étonné de voir « Siuan » chevaucher autrement qu’à la vitesse d’un escargot. Pour renforcer l’illusion, elle essaya de se tenir de travers sur sa selle, d’osciller comme un sac de patates et de s’accrocher d’une main au pommeau – parfois des deux, même. Du coup, elle eut le sentiment d’être sur le point de tomber. Surprise, Bela tourna la tête pour la regarder. Sachant qui elle avait sur le dos, elle s’attendait à l’évidence à de bien meilleures prestations en matière d’équitation.

En s’efforçant de ne pas penser au temps qui s’écoulait inexorablement, Egwene continua à imiter Siuan jusqu’à ce qu’elle soit sortie du camp.

Là, elle se pencha pour parler à l’oreille de Bela :

— Tu m’as emmenée loin de Deux-Rivières… Peux-tu galoper aussi vite qu’à l’époque ?

Sur ces mots, elle se redressa et talonna la jument.

Si elle était moins rapide que Daishar, Bela n’hésitait pas à labourer la neige. Cheval de trait à l’origine, elle n’avait rien d’un destrier, mais elle ne rechignait pas à l’effort, tendant le cou comme un fier étalon l’aurait fait.

Alors que la jument s’échinait, le soleil glissa dans le ciel comme si on lui avait savonné la pente. Penchée sur l’encolure de Bela, Egwene la talonna de plus belle. Sa course contre l’astre diurne, elle ne la gagnerait pas, mais même ainsi, il lui resterait du temps.

Fidèle à sa réputation de courage, Bela accéléra encore.

Le crépuscule arriva, vite remplacé par la nuit, puis Egwene aperçut le reflet de la lune dans les eaux du fleuve Erinin. Rien ne pressait. C’était presque l’endroit où elle avait observé le fleuve en compagnie de Gareth…

Tirant sur les rênes de Bela, Egwene tendit l’oreille.

Le silence… Puis l’écho d’un juron étouffé… Ensuite, les grognements d’hommes en train de tirer sur la neige un lourd fardeau qui grinçait un peu.

Egwene talonna Bela, qui avança en direction de ces sons. Des silhouettes bougèrent, et la jeune femme entendit le crissement de l’acier qui glisse contre du cuir.

Pas loin du tout, un homme marmonna :

— Je connais ce poney. Il est à une des sœurs. Celle qui était naguère la Chaire d’Amyrlin. On ne dirait pas, à la voir. Elle semble aussi jeune que la dirigeante actuelle.