Sur le terrain, Shimron n’était pas un mauvais chef. Mais ce qu’il pouvait être pédant !
Ituralde sourit. Du sud, les nouvelles arrivaient plus vite que de partout ailleurs, mais il avait craint de devoir mentionner lui-même les Aiels, au risque que ses interlocuteurs le soupçonnent de les manipuler. À dire vrai, il avait lui-même du mal à y croire. Des Aiels dans la plaine d’Almoth… Prudent, il n’ajouta pas que des guerriers du désert chargés d’aider les fidèles du Dragon seraient apparus d’abord en Arad Doman.
— J’ai moi aussi interrogé des réfugiés. Ils parlent de « raids » d’Aiels, pas de troupes nombreuses. Dans la plaine, ces guerriers ont sûrement ralenti les Seanchaniens, mais ils ne les ont pas forcés à battre en retraite.
» Les monstres volants des Seanchaniens ont survolé notre côté de la frontière. Ça ne milite pas en faveur d’une débandade…
D’un geste théâtral, Ituralde sortit la missive glissée sous sa manche et la brandit afin que tout le monde voie l’Épée et la Main en cire vert et bleu. Comme de coutume, ces derniers temps, il s’était servi d’une lame chauffée pour soulever le sceau royal sans le rompre. Ainsi, il pouvait le montrer aux sceptiques – de plus en plus nombreux, quand il était question des ordres d’Alsalam.
— Le roi m’ordonne de rassembler autant d’hommes que possible afin de frapper à mort les Seanchaniens.
Le général prit une grande inspiration. Là, il flambait pour de bon, car Alsalam risquait de finir la tête sur le billot avant que cette affaire soit terminée – ou, au moins, que le dé se soit arrêté sur la bonne face.
— Je vous offre une trêve… Au nom du roi, je m’engage à ne pas lever le petit doigt contre vous tant que les Seanchaniens menaceront l’Arad Doman. En échange, je vous demande de prêter le même serment et de m’aider à les combattre et à les repousser.
Un silence stupéfié tomba sur la salle. Rajabi, un colosse au cou de taureau, semblait ne pas en croire ses oreilles. Comme une fillette troublée, Wakeda se mordillait la lèvre.
— Seigneur Ituralde, souffla Shimron, peuvent-ils être repoussés ? Comme vous, dans la plaine d’Almoth, j’ai vu leurs Aes Sedai enchaînées…
Furieux, des hommes sautèrent nerveusement d’un pied sur l’autre. Personne n’aimait se reconnaître impuissant face à un ennemi, mais dans l’assistance, il y avait beaucoup de vétérans des premiers jours du conflit. Comme Ituralde et Shimron, ils savaient à quoi s’en tenir au sujet des Seanchaniens.
— Ils peuvent être vaincus, seigneur Shimron, répondit le général. Même avec les petites surprises qu’ils nous réserveront.
Une étrange façon de s’exprimer. La terre qui s’ouvre sous vos pieds, des éclaireurs montés sur des créatures des Ténèbres volantes… Mais le général devait parler avec l’assurance qu’il affichait par ailleurs. De plus, quand les « surprises » n’en étaient plus vraiment, on finissait par s’adapter. Un des fondamentaux de la stratégie, bien longtemps avant le retour des Seanchaniens.
L’obscurité les privait d’une partie de leur avantage, tout comme les orages. Et un bon devin du climat pouvait toujours prévoir l’arrivée d’une tempête.
— Un sage arrête de mâcher quand il arrive à l’os, reprit le général. Jusque-là, les Seanchaniens ont trouvé dans leur assiette des tranches de viande bien découpées. Je compte leur servir un morceau plus difficile à mastiquer. De plus, mon plan devrait les faire claquer des mâchoires si vite qu’ils se briseront les dents sur l’os avant d’avoir arraché une bouchée de chair.
» Bien, je viens de m’engager à ne pas vous nuire. Qu’en est-il de vous ?
Ituralde eut du mal à ne pas retenir son souffle. Plongé en lui-même, chaque homme semblait se repasser en boucle ses paroles.
Le Loup avait un plan. Oui, mais les Seanchaniens détenaient des Aes Sedai, ils disposaient de monstres volants et la Lumière seule savait de quoi d’autre.
Certes, mais le plan du Loup… Les Seanchaniens… Le Loup.
— Si un homme peut les vaincre, c’est vous, seigneur Ituralde, dit enfin Shimron. Je prête le serment que vous nous avez demandé.
— Moi aussi ! cria Rajabi. Nous les jetterons dans l’océan d’où ils viennent !
Un cou de taureau, et le tempérament qui allait avec…
Contre toute attente, Wakeda jura avec le même enthousiasme que les deux autres. Du coup, des dizaines d’hommes l’imitèrent, clamant leur loyauté vis-à-vis du roi et leur volonté d’écrabouiller les Seanchaniens. Les plus fervents jurèrent qu’ils suivraient Ituralde jusque dans la Fosse de la Perdition, s’il le fallait.
Des réactions flatteuses, certes, mais le général n’était pas venu que pour ça.
— Si vous voulez que nous luttions aussi pour l’Arad Doman, cria un homme, posez-nous franchement la question !
Les Domani qui venaient de prêter serment apprécièrent médiocrement cette intervention.
Jubilant sous un masque d’impassibilité, Ituralde se tourna vers le Tarabonais qui venait de l’interpeller. Élancé, ce type était doté d’un nez proéminent qui faisait saillir son voile comme une tente. Mais au-dessus, son regard se révélait dur et perçant.
Parmi les Tarabonais, bon nombre faisaient grise mine, comme s’ils n’aimaient pas qu’on ait parlé à leur place. À l’évidence, à l’instar des Domani, ils n’avaient pas de chef. Quoi qu’il en soit, l’homme avait pris l’initiative, lançant le processus.
Le général comptait depuis le début recevoir le soutien des Domani. Si agréable que ce fût, ça ne changerait pas la face du monde. Celui des Tarabonais, en revanche… Avec eux, le plan aurait cent fois plus de chances de fonctionner.
Après l’avoir salué, Ituralde s’adressa courtoisement au précieux trublion :
— Mon bon seigneur, je vous offre une chance de combattre pour le Tarabon. Dans la plaine d’Almoth, les Aiels sèment la panique, si on en croit les réfugiés. Dites-moi, s’ils portaient une armure ornée de rayures, comme celle des Tarabonais alliés aux Seanchaniens, cent ou deux cents de vos hommes pourraient-ils profiter de cette panique pour entrer au Tarabon ?
Alors que les Domani marmonnaient agressivement, les Tarabonais se rembrunirent, ce qu’on aurait pu croire impossible, considérant leur mine fermée. Même si les nouvelles étaient rares, ils savaient que la Panarch et le roi choisis par les Seanchaniens avaient juré allégeance à une Impératrice qui régnait sur l’autre rive de l’océan d’Aryth. L’idée que nombre de leurs compatriotes servaient désormais ladite Impératrice leur donnait de l’urticaire. Sur la plaine d’Almoth, la plupart des « Seanchaniens » étaient en réalité des Tarabonais.
— Que pourraient faire cent ou deux cents hommes ? demanda le trublion, railleur.
— Pas grand-chose, concéda Ituralde. Mais imaginez qu’il y ait cinquante groupes de ce type. Ou cent ?
Les Tarabonais ralliés aux fidèles du Dragon devaient pouvoir rassembler autant d’hommes…
— S’ils frappaient tous le même jour, aux quatre coins du Tarabon ? Je suis prêt à venir aussi, avec tous les hommes que je pourrai déguiser en Tarabonais « rayés ». Ainsi, vous comprendrez que ce n’est pas une astuce pour me débarrasser de vous.
Les Domani râlèrent de plus belle, Wakeda le beau premier, si étrange que ce fût. Le plan du Loup, c’était bien beau, mais ils voulaient le général à leur tête.
Les Tarabonais discutèrent entre eux. Tant d’hommes pourraientils traverser la plaine sans se faire repérer – même par petites unités ? En étant divisés ainsi, que réussiraient-ils à faire ? Pour commencer, accepteraient-ils de porter l’armure infamante maquillée aux couleurs des Seanchaniens ?