En matière de querelle, les Tarabonais n’avaient rien à envier aux braillards du Saldaea.
Sauf le type au grand nez… Cherchant le regard du général, il hocha presque imperceptiblement la tête. Avec la moustache et le voile, c’était dur à dire, mais Ituralde aurait juré qu’il souriait.
Le général comprit que c’était bien parti. Pour signifier son accord alors que ses compatriotes palabraient encore, l’homme devait avoir sur eux plus d’influence qu’il semblait.
Tous les Tarabonais seraient dans le coup, aucun doute. Avec le général, ils chevaucheraient vers le sud, en direction de ce que les Seanchaniens tenaient pour leur fief, et ils frapperaient les envahisseurs au visage, comme pour les défier en duel. Après, ils tiendraient à rester chez eux pour continuer le combat. C’était inévitable, et il ne fallait pas espérer autre chose.
Dans cette configuration, Ituralde et ses quelques milliers d’hommes devraient retraverser la plaine d’Almoth avec une meute aux trousses. Une meute furieuse, si la Lumière voulait bien briller pour lui…
Le général rendit son sourire au Tarabonais – si sourire il y avait. Avec un peu de chance, les généraux seanchaniens ne verraient pas où ils les entraînaient avant qu’il soit trop tard. Dans le cas contraire, il avait un plan de rechange.
Alors qu’il pataugeait dans la neige entre les arbres, Eamon Valda resserra sur son torse les pans de son manteau. Sans la moindre pause, un vent glacé murmurait entre les branches lestées de neige – un son trompeusement paisible à la lumière grisâtre d’un jour humide.
Traversant sans peine la laine pourtant épaisse, le froid se répandait jusque dans les os de Valda. Autour de lui, le camp dressé dans la forêt était trop silencieux. En principe, bouger réchauffait un peu, mais les hommes, sauf obligation contraire, préféraient rester groupés et recroquevillés sur eux-mêmes.
S’immobilisant brusquement, Valda plissa le nez à cause d’une atroce puanteur. À croire qu’il respirait l’odeur d’une vingtaine de tas d’ordures grouillant d’asticots. S’il réussit à contrôler sa nausée, il laissa libre cours à sa fureur. Ce camp manquait cruellement de rigueur ! Partout où les branches pouvaient constituer un abri, on avait installé les tentes sans aucun souci d’efficacité ou de logique. Çà et là, les chevaux étaient attachés à des troncs au lieu d’être regroupés le long de cordes tendues entre des piquets. Le type de négligence qui conduisait immanquablement à la crasse. Pas assez surveillés, les hommes enterraient le crottin sous quelques pelletées de terre seulement – histoire d’en terminer au plus vite – et ils creusaient des feuillées trop près des tentes, afin de ne pas s’exposer au froid quand ils devaient se soulager.
Désormais, tout officier qui autoriserait ces manquements serait dégradé et devrait apprendre sur le tas à manier une pelle.
Alors que Valda scrutait le camp pour localiser la source de la puanteur, celle-ci disparut. Pas parce que le vent avait changé. Non, l’odeur s’était volatilisée. Brièvement déstabilisé, Valda continua sa ronde, concentré comme jamais. L’odeur était bien venue de quelque part. Dès qu’il aurait trouvé les hommes qui s’asseyaient sur le règlement, il les punirait, histoire de faire un exemple. En ces temps plus que jamais, la discipline devait être de fer.
À la lisière d’une grande clairière, Valda s’immobilisa de nouveau. Ici, pourtant à proximité du camp, la neige était lisse et immaculée. Toujours à l’abri des arbres, le chef des Fils de la Lumière sonda le ciel où des nuages gris occultaient le soleil de midi. Captant un mouvement, il retint son souffle, mais se détendit quand il vit qu’il s’agissait d’un petit oiseau marron qui volait bas pour échapper aux rapaces.
Valda éclata d’un rire amer. Depuis que les Seanchaniens – que la Lumière les maudisse ! – avaient conquis Amador et la Forteresse de la Lumière, un peu plus d’un mois s’était écoulé, et il avait déjà développé de nouveaux réflexes. À l’inverse des idiots, les sages apprenaient vite.
Intoxiqué par d’antiques récits glorieux enjolivés au fil du temps, Ailron avait espéré gagner le pouvoir qui allait en principe avec sa couronne. Quel imbécile ! Refusant de voir la réalité, il avait abouti au Désastre d’Ailron, un fiasco qui portait bien son nom, même si on l’appelait aussi la « bataille de Jeramel » – l’échappatoire de quelques nobles amadiciens survivants traumatisés par la défaite qui tentaient de sauver la face contre toute raison.
Valda se demanda quel nom le roi Ailron avait utilisé lorsque les sorcières domestiquées des Seanchaniens avaient entrepris de réduire en bouillie les rangs bien ordonnés de son armée. Dès qu’il fermait les yeux, le chef des Fils de la Lumière revoyait la terre jaillir pour se transformer en geysers de feu. Dans ses cauchemars, ces images le hantaient.
Capturé alors qu’il tentait de fuir, Ailron avait été exécuté, sa tête fichée sur la lance d’un Tarabonais. Une mort adaptée, pour un crétin.
Valda avait plus de neuf mille Fils de la Lumière avec lui. En des heures très sombres, un homme doté de discernement pouvait tirer un grand parti d’une force pareille.
À l’autre bout de la clairière, adossée aux arbres, se dressait une demeure rudimentaire – une seule pièce et des murs disjoints attaqués par les mauvaises herbes – qui appartenait jadis à un charbonnier.
À l’évidence, le propriétaire était parti depuis un bon moment. Sous le toit de chaume qui s’affaissait par endroits, les étroites fenêtres aux vitres depuis longtemps brisées étaient occultées par des couvertures sombres. Devant la porte de guingois, deux colosses montaient la garde, un soleil et un bâton de berger rouge ornant le côté gauche de leur cape. Les bras enroulés autour du torse, ils tapaient du pied pour se réchauffer. Face à un ennemi, ils n’auraient jamais eu le temps de dégainer leur épée. Normal, les Confesseurs avaient l’habitude de travailler à l’intérieur…
Visage de marbre, ils regardèrent Valda approcher avant de se fendre d’un salut minimaliste. Pourquoi manifester du respect à un homme qui ne portait pas le bâton rouge ? Et tant pis si c’était le seigneur général des Fils de la Lumière…
Un des types ouvrit la bouche, sans doute pour lancer un « Qui va là ? », mais Valda l’ignora, avança et poussa la porte. Au moins, les Confesseurs ne tentèrent pas de l’arrêter. Sinon, il les aurait abattus sans sourciller.
Dans la maison, Asunawa, assis à une table bancale, une main décharnée serrant une tasse en étain fumante, leva les yeux du petit livre qu’il étudiait. Unique autre meuble de la pièce, sa chaise semblait aussi miteuse que la table, mais on l’avait renforcée avec des lanières de cuir.
Valda pinça les lèvres pour les empêcher de dessiner un rictus méprisant. Le Haut Inquisiteur de la Main de la Lumière exigeait d’avoir un toit sur la tête – même délabré – plutôt que la toile d’une tente. Et il se régalait de vin aux épices alors que personne, depuis une semaine, n’avait bu ne serait-ce qu’une goutte de piquette. Comble du luxe, des flammes crépitaient dans la cheminée.
Avant même le Désastre d’Ailron, les feux de cuisson étaient interdits, car ils risquaient de trahir leur position…
Alors que la plupart des Fils méprisaient les Confesseurs, ils éprouvaient un étrange respect pour Asunawa – comme si ses cheveux blancs et son visage émacié de martyr suffisaient à l’auréoler de toutes les vertus qu’ils vénéraient. Quand il s’en était aperçu, Valda avait eu besoin d’un moment pour s’y faire. Asunawa lui-même en était-il conscient ? Le seigneur général ne l’aurait pas juré…