Bon, d’accord, elle en rajoutait peut-être. Voilà beau temps qu’elle n’était plus allée si loin au nord, et la mémoire exagérait ce qu’elle n’occultait pas. D’où l’intérêt des écrits – sauf quand on n’aurait pas osé tracer ne serait-ce qu’un mot.
Quoi qu’il en soit, on se gelait. Malgré les multiples compétences des antiques architectes et maçons, la chaleur des grandes chaudières du sous-sol ne montait jamais si haut. Pour ne rien arranger, des courants d’air malmenaient les flammes des lampes, certains assez forts pour faire onduler les tapisseries qui décoraient les murs. Une alternance de paysages champêtres, avec les fleurs, les bois et les animaux exotiques requis, et d’illustrations des triomphes de la Tour Blanche – des images qu’on n’aurait pas exhibées dans les étages publics, plus bas.
En un temps, les appartements de Yukiri, avec leurs cheminées, auraient été plus confortables.
Dans sa tête, les nouvelles du monde extérieur tourbillonnaient malgré ses efforts pour ne pas y penser. Ou plutôt, en règle générale, pour oublier qu’elle n’en recevait pas de fiables. En provenance de l’Altara et de l’Arad Doman, les rapports des espions se contredisaient les uns les autres. Sur le Tarabon, les rares informations avaient de quoi glacer les sangs. Selon les rumeurs, les dirigeants des Terres Frontalières étaient partout, de la Flétrissure à Andor et de l’Amadicia au désert des Aiels. Partout, oui, sauf là où ils auraient dû être, à savoir le long de la frontière avec la Flétrissure, histoire de veiller au grain.
Les Aiels aussi avaient essaimé – hors du contrôle d’al’Thor, semblait-il, en supposant qu’il les ait un jour tenus sous sa coupe.
Quant au Murandy… De quoi grincer des dents et pleurer en même temps. Et autant ne pas parler de Cairhien !
Parmi les sœurs présentes au Palais du Soleil, certaines devaient être des rebelles et aucune n’était connue pour sa loyauté. Alors qu’elles auraient dû être revenues à Tar Valon depuis longtemps, on n’avait toujours pas de nouvelles de Coiren et de ses compagnes. Où était donc passée la délégation ?
Comme si ça ne suffisait pas, al’Thor lui-même s’était de nouveau volatilisé. Disparu comme une bulle de savon ! Avait-il vraiment à demi démoli le Palais du Soleil, comme on le prétendait ? Lumière, il ne pouvait pas sombrer déjà dans la folie ! À moins que la grotesque offre de « protection » d’Elaida l’ait incité à se cacher.
Pouvait-il avoir peur de quelque chose ? En tout cas, il flanquait la trouille à Yukiri et à tout le Hall de la Tour – quoi que les autres représentantes veuillent bien en dire.
Il restait une certitude : dans la tourmente actuelle, tout ça n’avait pas la moindre importance. Une idée qui ne faisait rien pour améliorer l’humeur de la sœur grise. Mais redouter de tomber dans un parterre de roses – même si les épines risquaient d’être mortelles – était un luxe quand on avait le couteau sous la gorge.
— Ces dix dernières années, chaque fois qu’elle a quitté la tour, c’était pour s’occuper de ses propres affaires, murmura la compagne de Yukiri. En conséquence, il n’y a pas de rapports récents à consulter. Il est très difficile de savoir exactement quand elle était hors de la tour…
Ses cheveux blond foncé tenus par des peignes d’ivoire, Meidani était grande et assez mince pour paraître déséquilibrée par le poids de ses seins. Une impression renforcée par la coupe de son corsage brodé de fil d’argent et par sa façon de marcher penchée afin que sa bouche soit au niveau de l’oreille de Yukiri. Son châle posé sur les avant-bras, les longues franges grises balayaient les dalles du sol.
— Redresse-toi, dit Yukiri. Je ne suis pas sourde !
Rosissant un peu, l’autre sœur obéit. Après avoir tiré sur son châle, elle jeta un coup d’œil à Leonin, son Champion, qui suivait les deux femmes à bonne distance. Si elles captaient le tintement des clochettes accrochées à ses nattes noires, il ne pouvait rien comprendre de ce qu’elles disaient à voix basse. L’homme savait seulement le strict nécessaire, autrement dit pas grand-chose, à part que son Aes Sedai attendait certaines choses de lui. Pour un bon Champion, c’était plus que suffisant. S’il en apprenait trop, il risquait de poser des problèmes, mais ça n’était pas une raison pour chuchoter. Pour attirer l’attention, rien de mieux que les messes basses.
Le monde extérieur n’énervait pas davantage Yukiri que sa compagne grise, même si celle-ci avait tout d’une corneille déguisée avec des plumes de cygne. La véritable source de son ire était ailleurs… Cela dit, il restait répugnant qu’une rebelle fasse mine d’être loyale. Pourtant, Yukiri se félicitait que Saerin et Pevara l’aient convaincue de ne pas livrer à la justice de la tour Meidani et les autres « corneilles ». Les ailes désormais rognées, ces femmes se révélaient utiles. Au point, lorsqu’on les jugerait, de mériter quelque clémence…
Cela dit, quand le serment qui avait rogné les ailes de Meidani serait de notoriété publique, Yukiri risquait fort de devoir elle aussi implorer la clémence. Rebelles ou non, ce que les autres et elle avaient fait à Meidani et à ses complices était aussi répréhensible qu’un assassinat – ou une trahison. Un vœu d’obéissance personnelle – prêté sur le Bâton des Serments et sous contrainte – était aussi proche que possible d’une Coercition. Un crime indiscutable, même si sa définition restait floue. Tant pis ! Parfois, pour enfumer les frelons, il fallait se résigner à salir le plâtre. Et les membres de l’Ajah Noir étaient des frelons au dard empoisonné. Le moment venu, force reviendrait à la loi, bien entendu – sans elle, rien n’existait –, mais Yukiri, pour l’instant, devait tout faire pour survivre à l’opération d’enfumage. La sentence qu’elle encourait, eh bien, on verrait plus tard. Un cadavre ne se souciait pas d’histoires de châtiment.
D’un geste, Yukiri fit signe à Meidani de reprendre son rapport, mais trois sœurs marron, portant leur châle avec ostentation comme des vertes, déboulèrent d’un couloir latéral.
Comme toute représentante, Yukiri connaissait de vue et de nom Marris Thornhill et Doraise Mesianos, des sœurs d’un autre Ajah que le sien qui faisaient de longs séjours à la tour. Deux femmes paisibles et concentrées sur leurs études, voilà comment elle les aurait définies. La troisième, Elin Warrel, avait obtenu le châle si récemment qu’elle aurait pu continuer à saluer les Aes Sedai d’une courbette.
Loin de témoigner à une représentante tout le respect requis, les trois sœurs regardèrent Yukiri et Meidani comme des chats auraient considéré deux étranges chiens. Ou des chiens deux étranges chats. Rien de paisible là-dedans…
— Puis-je t’interroger sur un point précis de la législation de l’Arafel, représentante ? demanda Meidani comme si c’était le vrai sujet de leur conversation.
Quand Yukiri eut acquiescé, sa compagne se lança dans un discours confus sur les droits de pêche en rivière ou en lac. Une diversion assez mal choisie. Une magistrate pouvait exposer une affaire de ce type à une Aes Sedai, mais seulement pour étayer sa propre opinion – quand des puissants étaient impliqués, et si elle redoutait qu’ils en appellent au trône.
Un seul Champion suivait les trois sœurs marron. Incapable de dire s’il était lié à Marris ou à Doraise, Yukiri remarqua que ce type costaud au visage rond et dur surmonté d’un toupet noir lorgnait l’épée que Leonin portait dans le dos avec une méfiance sans doute inspirée par son Aes Sedai.
Menton pointé, Marris et Doraise, toutes deux bien en chair, continuèrent leur chemin et la sœur maigrichonne récemment nommée allongea la foulée pour les suivre. Comme s’il était en territoire ennemi, le Champion suivit le mouvement d’un pas martial.