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Le Malo, c’est moi, donc, le gars que la Juliette a ramené, qui monte sur le plateau dès qu’on ouvre la cage aux salariés. Un Parisien. Bosse dans une maison d’édition à ce qu’il paraît. Écrivain ? Non, autre chose.

Dès que j’ai débarqué dans leur monde ça leur a convenu, Malaussène, comme nom, c’était réductible et déclinable : Malo tout court ou Mal aux seins, Mal aux pieds, Mal aux yeux, Mal au cul, selon les occurrences. Et tranquillement conceptualisable : « le Malo ». L’art local du surnom mériterait une étude approfondie. « César », par exemple, tout épuisé sous le poids de ses dreadlocks, je me suis longtemps demandé qui avait eu le génie de donner ce surnom impérial au type le moins conquérant de l’endroit. C’est Robert qui m’a donné la réponse :

— Tu es toujours prêt à nous inventer des qualités qu’on n’a pas, Benjamin. Tu veux que je te dise pourquoi on l’appelle César ? Tu vas être déçu. Quand il s’est pointé, avec cette tignasse à avoir passé sa vie sous son lit, l’un de nous (Dédé, Yves, Mick*, René, Roger ou moi, va savoir) lui a naturellement filé le nom de ce balai, tu sais, avec les franges de laine tout autour, l’O’Cedar. Un autre, qui était un peu plus monté en pastis, a compris Ô César. Et c’est César qui est resté en fin de compte, César tout court, c’est plus maniable au comptoir. Va pas chercher plus loin, on a le sens pratique, ici, c’est tout.

Et maintenant ils veulent savoir ce que je pense de l’affaire Lapietà.

— Ça te cause pas, à toi ?

Comme souvent quand on m’interpelle, je reste coi. Malaussène ou le degré zéro de la spontanéité. Produire à la demande ce que je suis censé penser sur ceci ou cela m’indique généralement que je n’en pense rien. Lapietà ? Voyons un peu, qu’est-ce que je pense de l’affaire Lapietà ? Que soixante-six millions de Français doivent être en train d’en parler. Aucun doute, la bande qui a fait le coup en exigeant pour rançon le montant du parachute doré au centime près a tapé dans le mille symbolique. Mais ça, à la Bascule, ils le savent tous, vu que la France c’est eux. C’est nous.

À tout hasard*, je demande combien nous sommes dans la communauté de communes.

Google saute instantanément dans les mains :

— 675 à La Chapelle,

— 226 à Saint-Julien,

— 396 à Saint-Martin,

— 344 à Vassieux,

— 378 à Saint-Agnan.

Pour un total de deux mille et dix-neuf âmes.

— Recensement 2012, précise Mick.

— Eh bien, les gars, dis-je, j’ai une mauvaise nouvelle pour nous tous.

Les verres se suspendent.

— Vous savez ce qu’il allait en faire, Lapietà, de son parachute doré, si ces irresponsables ne l’avaient pas kidnappé ?

Silence inquiet.

— Mick, tu peux me prêter ta calculette, s’il te plaît ?

Calculette où je divise à haute voix 22 807 204 par 2,40, ce qui nous donne 9 503 000, eux-mêmes divisés par 2019, ce qui fait 4 706, divisibles à leur tour par 365.

— L’apéro pendant treize ans ! Voilà ce qu’il voulait nous offrir, Lapietà ! Il me l’a dit ! Je le connais personnellement, Paris est tout petit. L’apéro pendant treize ans, ou le café pendant vingt-six ans. Vingt-six ans de petits noirs ! À tous les habitants du Vercors sud ! Voilà ce que les gangsters nous ont fauché ! Et ça vous fait marrer ?

En effet, ils se marrent.

— Il est vraiment con, ton Malo, Juliette !

*

Sur la route qui nous ramène vers les Rochas, je demande à Julie :

— Ils ont parlé d’Alceste ?

— Motus absolu. Ils l’appellent « le Masque de Fer ».

— Bon. Qui est de garde, ce soir ?

— René et trois autres. En cas d’alerte, Mick a aménagé la petite grotte des Bruyères comme solution de repli. Roger se charge de l’alimentation. Son potager n’est pas loin.

Bon. Ce n’est pas encore cette nuit qu’Alceste se fera la malle ou qu’un fâcheux lui rendra visite.

D’où vient alors l’inquiétude qui me taraude ?

Ce que Julie finit par me demander :

— Qu’est-ce qui te tracasse depuis ce matin, Benjamin ?

Debout sur la banquette arrière, Julius bave dans mon cou.

— Quelqu’un a donné de la bière à Julius ?

— Le bedeau, je crois, ils sont bons amis. Allez, qu’est-ce qui te travaille ?

Je ne sais pas. Je ne sais pas… Il fait sombre. Ce n’est pas Alceste, ce n’est pas ma santé, ce ne sont même pas Sept, Mosma ou Mara aux prises avec les dangers du monde…

Nous roulons dans la nuit bien tombée, à présent. Nos phares louchent dans la brume. Notre sixième sens est en alerte, celui qui guette l’intempestive traversée du gros gibier et suppute la note du garagiste.

— Je n’aime pas cette affaire Lapietà.

C’est vrai.

La juge Talvern et Lapietà…

Je n’aime pas le couple médiatique que forment ma petite sœur Verdun et Georges Lapietà. Chacune de leurs rencontres est comme le nouvel épisode d’un feuilleton qui n’en finit pas.

Un matin de l’année dernière, la radio nous réveille, Julie et moi… Résonne la voix gouailleuse de Georges Lapietà à la sortie d’une audience avec Verdun. Ils venaient de passer onze heures en tête à tête. Lapietà fredonnait « Aux marches du palais » en descendant celles du Palais de justice vers le mur des journalistes qui montaient à sa rencontre. Dès que les micros se sont tendus, il s’est mis à beugler :

— C’était douillet, notre petit rancard. On peut pas dire qu’elle soit causante, causante, cette jugette, mais éloquente à sa façon, oui. Une fille bien ! Et un beau regard derrière ses culs-de-bouteille !

7

— Bon, chers collègues, un brin d’attention je vous prie. Vous y êtes ?

Le temps de flanquer son portable sur mode avion et de lever un œil vers le crâne fripé de Legendre*, directeur des services actifs, le commissaire divisionnaire Joseph Silistri y est.

— Je vous conseille de ne pas en perdre une miette.

Affaire Lapietà, donc. Après trente-six heures d’atermoiements, la hiérarchie se réveille. Legendre monte au front. Le divisionnaire Silistri et ses lieutenants sont installés dans la patience sans illusions des flics à qui le patron va apprendre ce qu’ils lui ont eux-mêmes appris. Même menu pour la brigade financière : À vos oreilles, les comptables, le grand patron va vous resservir vos dossiers.

— Pour commencer, chers collègues, concernant Georges Lapietà, je sais les bruits qui courent, y compris dans vos services, et je ne vous demanderai jamais assez de vous en tenir aux faits.

En clair : Lapietà, terrain miné, fermez vos gueules, on nous écoute en haut lieu.

Les yeux de Silistri s’attardent sur le petit podium à briefings présidentiels où Legendre perche sa parole. Il a une pensée pour le vieux Coudrier*, son ex-patron depuis longtemps retraité, chez qui il vient de passer quelques jours de vacances. Jadis on bossait sous l’ombre d’un aigle, se dit Joseph Silistri, aujourd’hui on évite les chiures d’un pigeon.