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Legendre continue sur sa lancée :

— Des concepts aussi flous que la réputation de la victime (ancien ministre de la République au demeurant, je vous le rappelle) n’ont pas à interférer dans vos investigations. Vous n’êtes pas journalistes, que je sache.

Un pigeon de caniveau, pense Silistri. Monté en grade par le jabot. Parce que pour se faire mousser les plumes, il s’y entend, le ramier* ! Titus a eu raison de ne pas venir.

— J’y vais pas, Joseph, a décrété le capitaine Adrien Titus. Je vais ailleurs. La petite Talvern réclame une intuition. Je pars en quête. Si le ramier me demande, trouve quelque chose.

Le ramier ne manquera pas de demander au divisionnaire Silistri où se trouve le capitaine Adrien Titus. « Dentiste, répondra Silistri. Il a passé la nuit à grimper aux rideaux : ce matin, dentiste. »

Silistri a prévenu son ex-beau-frère, le dentiste en question :

— Armand, entre neuf et dix, demain matin, tu reçois un flic et trois caries. Il faut que ça figure sur ton cahier de rendez-vous.

L’ex-beau-frère a résisté :

— Après ce que tu as fait à ma sœur ? Brosse-toi, Joseph !

Silistri a négocié :

— Vingt-deux ans de mariage, Armand, et en ce qui te concerne vingt-deux ans de contraventions étouffées. Tu as une idée de ce que ça fait à la surface, quand ça remonte, vingt-deux ans de contredanses ? Dis un prix pour voir.

À présent, Legendre la joue pédagogue :

— Comme vous le savez, Georges Lapietà a été démis de ses fonctions au sein du groupe LAVA, lui-même détenu par un fonds de pension d’origine étrangère.

« D’origine étrangère », note Silistri. L’enfumage commence. Silistri se demande si Legendre a déjà investi une partie de sa future retraite dans la chaussette magique d’un fonds de pension d’origine étrangère. Passer son reste d’avenir à compter les dividendes, ça lui ressemblerait assez, au ramier.

— À ceux d’entre vous qui seraient tentés de faire des gorges chaudes sur le montant du « parachute doré » accordé à Lapietà (concept purement journalistique au demeurant, cette notion de parachute doré), j’en rappelle la composition : une indemnité légale de licenciement, d’ailleurs assez modeste, une autre indemnité compensant la perte de sa retraite-chapeau, à quoi s’ajoutent le montant des actions qu’il détient dans le groupe, une indemnité de rupture pour chacun de ses mandats d’administrateur et un bonus de départ lié à ses performances au sein du groupe LAVA, lesquelles, concernant Georges Lapietà, sont loin d’être négligeables. Tout cela est parfaitement légal, négocié entre les parties, calculé à l’euro près, sujet à imposition, et surveillé par Bercy. Le divisionnaire Klein* vous fera le détail de ces sommes dans son exposé.

Silistri laisse aller un œil vers le divisionnaire Benoît Klein qui lui renvoie un quart de sourire : Qu’est-ce que je te disais ?

*

Qui parle de guerre des polices ? Ces deux-là ont tenu leur propre réunion la veille au soir, entre quatre yeux et trois bouteilles, qui ont mis à se vider le temps nécessaire à la bonne assimilation du dossier. La Crim’ et la Finance marchaient main dans la main sur ce coup-là.

— Dis-moi exactement ce que tu veux savoir, Joseph.

— Je rentre de vacances, je veux tout savoir.

— On commence par quoi ?

— Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès, par exemple.

— Tous les quatre au conseil d’administration de LAVA, traitement des eaux usées et approvisionnement en eau potable ; des filiales dans le monde entier, comme tu sais.

— Et comme je ne sais pas ?

— Tous les quatre mouillés un peu partout. Difficile d’être exhaustif, ce sont des garçons très actifs.

— Lapietà les tient par où ?

— Essentiellement par l’attribution frauduleuse de marchés publics : stations d’épuration, canalisations, des kilomètres de tuyauteries européennes, un barrage en Tchéquie, je t’en passe… La juge Talvern en sait beaucoup là-dessus.

Silence.

Gorgées.

Question de Benoît Klein :

— D’après toi, une chance qu’ils aient effacé Lapietà ?

Réponse de Joseph Silistri :

— Peu probable. Si Lapietà disparaissait, les dossiers de ces quatre-là apparaîtraient aussi sec.

Gorgée de l’un.

— Lapietà et ses réseaux…

Gorgée de l’autre.

— C’est à ça que sert un long séjour au ministère, mon p’tit Joseph.

Silistri se souvenait de cette longévité ministérielle. Un tempérament aussi sanguin que Lapietà, personne ne s’attendait à ce qu’il dure comme ministre. Trois semaines de maroquin et un clash sur un coup de tête, voilà ce qui était prévu. Eh bien, pas du tout… Stable, Lapietà. Ministre tout à fait exemplaire. Titres de Unes à l’appui : « Inlassable explorateur des marchés étrangers », « Fer de lance de nos entreprises », « Le ministre randonneur », « Polyglotte et voyageur ». Photos à l’avenant : Lapietà dans l’avion présidentiel, Lapietà sur la muraille de Chine, Lapietà en Irlande, Lapietà au Brésil, Lapietà et l’anneau du pape…

— Lourdé de LAVA pourquoi, alors, mon p’tit Benoît ?

— Pas vraiment lourdé. Il a fini ce qu’il avait à faire, c’est tout.

— En l’occurrence ?

— En l’occurrence, si mon verre reste vide tu restes con.

Joseph Silistri déboucha la deuxième bouteille et le divisionnaire Benoît Klein, issu des très hautes écoles, expliqua au divisionnaire Silistri, monté des rues les plus basses, que, chargé par les administrateurs de diversifier l’activité du groupe LAVA en investissant dans l’immobilier, Lapietà s’était fait une spécialité du rachat de promoteurs « structurellement déficitaires ».

— Des boîtes en faillite, quoi. Tu me suis ?

— Jusqu’ici oui, mais vas-y mou. Ne te transforme pas en rubrique économique.

— Tu devrais y arriver, Joseph, c’est juste des truands. Lapietà est de mèche avec certains mandataires liquidateurs qui proposent au tribunal de vendre ces promoteurs en faillite au groupe LAVA plutôt qu’à un autre. Sur la base de dossiers indiscutables, cela va de soi.

— Moyennant quoi ?

— Ça, tu le demanderas à la juge Talvern.

Silistri eut un frisson. Il ne se voyait pas assis devant la juge Talvern, occupé à lui demander : Ma petite Verdun, jusqu’où trempent tes collègues ? Elle le savait, pourtant. Elle savait tout. Putain, songea Silistri, Dieu sait si je ne suis pas superstitieux, mais cette petite sait tout sur tout, depuis toujours, et moi je le sais de source sûre, puisque ce qu’elle ne sait pas, elle me le demande. Soyez mes oreilles, Joseph. Dès qu’il avait lu le SMS de la juge Talvern, Silistri avait appelé Klein.

Klein qui, maintenant, lui remplissait son verre.

— Joseph, à propos de la juge Talvern, quelque chose me travaille.

— Dis toujours.

— Comment une jeune femme peut-elle être aussi laide ?

Silistri fut surpris par l’expression « jeune femme ». Klein n’avait pas dit cette fille, cette gonzesse, cette nana, ni bien sûr cette meuf, ni même cette femme…

Cette « jeune femme »… C’était une émotion presque paternelle.

— Merde, Joseph, ses moustaches, ses cheveux gras, ses culs-de-bouteille, son putain de kilt, son dos voûté, ses chaussettes roulées, ses sandales de jésuite, et cette odeur, ce machin poudré, presque délétère, bon Dieu…