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Une émotion grand-paternelle, rectifia Silistri.

— Elle n’a personne ? Je ne sais pas moi, un père, un frère, une famille… Quelqu’un qui la regarde un peu…

Il ne pense même pas qu’elle puisse être mariée, se dit Silistri. Fugitivement, il vit la masse considérable de Ludovic Talvern s’asseoir sur le divisionnaire Benoît Klein.

— Quel âge a-t-elle ? demandait Klein. Elle est encore toute jeune, non ?

Vingt-neuf ans, calcula Silistri. Nom de Dieu comme le temps passe ! Et il décida d’abréger le supplice de son collègue. Après tout, lui-même ressentait quelque chose d’approchant, face à la juge Talvern. Et ça ne datait pas d’hier.

— Benoît, tu te souviens de Thian ?

Klein mit trois secondes à ressusciter la silhouette de l’inspecteur Van Thian.

— Thian ? La gâchette ? Le Viet ? Le copain de Pastor ? Celui qui s’est fait descendre à l’hosto ? Bien sûr.

— Bon. Tu te rappelles qu’à la fin de sa vie il se trimballait avec un bébé sur le ventre, dans un harnais de cuir ? Un bébé qui nous regardait dans les yeux ?

— Je n’ai jamais vu ce gosse, mais j’en ai entendu parler, oui.

— Eh bien, c’était elle. C’est la juge Talvern. Sur le bide de Thian elle a vu le monde tel qu’il est, c’est tout. Elle a entendu siffler ses balles.

Klein ouvrait à nouveau la bouche, mais Silistri lui remplit son verre.

— Revenons à nos moutons. Donc Lapietà rachetait des promoteurs en faillite, c’est ça ?

Une longue gorgée fit passer l’image de la juge Talvern.

— C’est ça, oui. Lapietà a racheté à tour de bras, licencié à tout va, remonté de nouvelles structures, elles-mêmes revendues après dégraissage, et ainsi de suite jusqu’à gonfler à mort les finances du groupe LAVA. Le boulot fini, il se tire, point barre. Il passe à autre chose. Au foot, en l’occurrence, qui n’est pas d’un rapport négligeable non plus.

— C’est tout ?

— C’est tout. Et demain, tu entendras Legendre justifier son pseudo-licenciement en parlant d’un « bonus de départ lié à ses performances au sein du groupe LAVA, lesquelles sont loin d’être négligeables ». Il le dira benoîtement, vu que c’est Benoît moi-même qui lui ai écrit son laïus.

*

Mot pour mot ce que vient de réciter Legendre.

À présent, le ramier en est à ses conclusions :

— En conséquence, chers collègues, nous nous trouvons devant une banale tentative d’intimidation. Une bande d’irresponsables qui s’estiment spoliés a enlevé Georges Lapietà. Le chiffre symbolique de la rançon me conforte dans ma conviction première : ce n’est pas un enlèvement sérieux. On veut faire sens, comme on dit aujourd’hui ! Et si on réclame ce parachute c’est qu’on est de la maison LAVA ! Si vous aviez pris ces éléments en considération et si vos services avaient été plus réactifs, vous nous auriez épargné le ridicule de trouver le montant de cette rançon à la Une de toute la presse ce matin !

Nous y voilà, pense Silistri, le ridicule…

Maintenant tombe la pluie des consignes : embastiller tout le syndicalisme de LAVA, en passer chaque membre à la moulinette, se lancer à l’assaut des succursales, fouiller quelques centaines d’entrepôts… Bref, retrouver Georges Lapietà vite fait, il y va de…

Il y va de quoi, au fait ?

Il y va de quoi ?

Pendant que Legendre sème consignes et menaces, Silistri laisse son regard errer sur les plus gros bonnets de l’assemblée, ses camarades, les divisionnaires Foucart, Allier, Goujon, Bertholet*, Klein, Menotier, Carrega*, et le ramier lui-même : tous à la veille de la retraite. Moi compris, conclut Silistri. Pas un seul jeune. À l’antiterrorisme, les jeunes, tous. État d’urgence oblige. Paris saute. La terreur mitraille à tout va. Affaire de jeunes, l’antiterrorisme. Pour nous, les vieux, une seule consigne : retrouver Lapietà et réussir notre départ. La grosse affaire. Partir comme des truands splendides après le dernier gros coup, sortir de scène la tête haute et le cul empanaché. Un casting à la Sam Peckinpah*, voilà ce qu’on est devenus : Apportez-moi la tête de Lapietà  ! Mais sur ses épaules, hein ! Pensez à ma retraite !

8

Le capitaine Adrien Titus était lui aussi en pleines références cinématographiques. Ariana Lapietà, femme de Georges Lapietà, était la Claudia Cardinale* de Sergio Leone*. Avec deux ou trois décennies de plus, harmonieusement réparties. Comment une femme pouvait-elle ressembler à ce point à une image ? C’était la seconde fois que Titus la voyait. La veille il était venu avec Menotier. Legendre lui avait collé le divisionnaire Menotier. Le ramier ne laissait plus Titus travailler seul. Titus avait laissé son chaperon mener l’interrogatoire. Menotier s’empêtrait dans les madame, madame la ministre, madame le ministre, chère madame… La question s’était posée dans la voiture :

— Titus, comment dit-on, à une femme d’ancien ministre ?

— On laisse parler son cœur, Menotier.

Bref, Menotier avait posé ses questions, tout à fait perturbé par la copie conforme de Claudia Cardinale. Titus avait décidé de revenir seul, le lendemain.

Il y était, à présent, debout devant la porte des Lapietà qu’Ariana venait d’ouvrir.

Mais Ariana lui réservait une surprise. Avant qu’il ait pu dire bonjour madame, elle s’était doucement exclamée :

— Tituuuus ! Alors, comme ça, tu es dans la poliiiice ? Ça m’a fait plaisir de te voir, hier.

— Je suis la police, répondit-il. On se connaît ?

D’un geste aérien, Ariana avait congédié Liouchka, la bonne à tablier blanc et collerette de dentelles, venue trop tard à l’appel de la sonnette.

— Tu m’as fait mes devoirs quand j’étais petite. Entre donc.

Le capitaine Adrien Titus ne se rappelait pas avoir aidé Claudia Cardinale à faire ses devoirs.

— Petite, vous ne deviez pas vous ressembler beaucoup, sinon je m’en souviendrais.

Antichambre, corridor en coude, salon. Elle l’invita à s’asseoir.

— J’étais très moche. Mais toi tu n’as pas changé. Tu avais déjà ta tête de Tatar.

Elle disait les choses simplement. Elle parlait par petits constats languissants. Elle avait reconnu Titus, hier, pendant que l’autre flic l’interrogeait. Elle l’avait reconnu à son visage toujours aussi lisse, à l’éclat blagueur de ses yeux entre ses paupières fendues, au son métallique de sa voix et à ce sourire qui montrait le bout des dents. À son air de ne pas en penser moins, aussi ; les questions de son collègue semblaient l’amuser.

— Hier, tu as été gentil avec moi, Titus. Tu vas continuer ?

— Ça dépend comment vous répondrez à mes questions.

Lui aussi était resté simple.

Liouchka apparut derrière le capitaine. Aux visiteurs, on propose un café, même s’ils sont de la police. Ariana fit un non imperceptible de la tête. Elle voulait un début sans accessoires.

— Matassa, dit-elle à Titus. Je suis Ariana Matassa. La sœur du Gecko*.

Oh là ! Le Gecko ! Vieux souvenir ! Lycée Pierre-Arènes* de Montrouge. Voisins de classe, de la seconde à la terminale. Titus revit le Gecko, ses poignets énormes et son corps étroit. Le Gecko pratiquait l’escalade. Il avait toujours adhéré aux parois. Une ventouse. Durant ses dernières vacances de lycéen, Titus l’avait suivi sur deux ou trois falaises. Rien qu’à y repenser il sentait le vertige lui broyer les couilles. Quel plaisir tu trouves à ça ? Voir le monde au plus près, avait répondu le Gecko. Le nez contre la paroi ! Si bien qu’il avait fini par le pénétrer, le monde. Cambrioleur. Il s’était attaqué aux immeubles. Les haussmanniens. Jusqu’à ce qu’il se fasse abattre, une nuit, par un sniper anonyme. Le type l’avait allumé de loin, au fusil à lunette. Une main d’abord. Le Gecko avait tenu un peu mais une deuxième balle avait fracassé l’autre main. Les gars de la balistique avaient mesuré la distance. À quatre cents mètres de là, en léger surplomb, la fenêtre d’une chambre meublée louée pour la nuit sous un faux nom. C’est de là qu’on avait tiré. Même arme que l’assassinat perpétré le lendemain, à peu près à la même heure mais pas du même endroit, sur la personne de Rufus Argoussian, qui faisait, lui, dans le très gros. Aucun lien entre les deux affaires. Le Gecko s’était fait descendre par un technicien qui réglait son outil. Rien de personnel. Un scrupuleux.