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Claudia Cardinale, la petite sœur du Gecko, alors.

— Tu m’appelais cousin.

Pas cousine, cousin, oui, Titus se souvenait à présent. Ou culicinus. Parce qu’à quatorze ou quinze ans la gamine était tout en bras, en jambes avec un buste ficelle ; un de ces moustiques filiformes et démesurés qui ne piquent pas. Titus l’avait aidée à faire ses devoirs deux ou trois fois, c’était vrai, en allant rendre visite au Gecko.

— Sans rien demander en retour.

Allusion d’Ariana à certaine monnaie d’échange qu’exigeaient les boutonneux de sa classe. La liberté buccale d’Ariana désolait son frère. Le pire, disait le Gecko, c’est qu’elle n’y voit aucun mal. (« C’est normaaaal, il m’a fait mes maaaaths ! »)

Ce n’est pas possible, songeait Titus. La vie a beau passer sur les corps, elle ne vous métamorphose pas à ce point ! Il lui demanda de but en blanc :

— Quand tu te regardes dans la glace, mon p’tit cousin, tu te reconnais ? Je veux dire, la gamine que tu étais, tu la retrouves ?

— Je me regarde rarement.

— Tout à fait impossible. Quand on veut à ce point ressembler à une image, on joue forcément du miroir.

— Titus, tu vois une glace autour de toi ? Une armoire ? Une psyché ? Quelque chose du genre ? Même au plafond ?

Non. Tentures, rideaux, chinoiseries, accumulation d’antiquailles pseudo-asiates, faux désordre. Assez peu de lumière. Éclats d’or, reflets de soie, pourpre laquée, du chaud plus que du lumineux, de l’enveloppant, du somptueux confiné. Pas de miroir.

— Avec ta gueule à la Christopher Walken et ton pardessus en cachemire, je suis sûre que tu te regardes plus souvent que moi dans la glace. Dis-moi non, pour voir.

Il dut admettre qu’il s’était fait une petite beauté avant de venir.

— Tu vois ! Moi, c’est le matin que ça se passe, dans la salle de maquillage. Georges me fait cette tête-là tous les matins depuis notre rencontre. À l’âge où ça s’est mis en forme autour de mon squelette, je ressemblais un peu à la Claudia Cardinale d’Il était une fois dans l’Ouest, c’est vrai. Il a fait le reste. Aujourd’hui, j’en ai pour trois heures minimum. C’est un peu plus long chaque année. Mais Georges prétend qu’il y arrivera jusqu’au bout.

Maquilleuses, coiffeuses, manucures et masseuses débarquaient chaque matin pour restituer à Georges Lapietà l’image définitive qu’il s’était faite d’Ariana Matassa à dix-sept ans et qu’elle ne montrait qu’à lui, ou presque.

— Combien de photos de moi as-tu vues dans la presse people ?

Aucune, en y réfléchissant bien. Sur papier glacé, Georges Lapietà apparaissait seul, presque toujours. Avec des joueurs de foot ces derniers temps.

— Tu vois ! Cette peinture, c’est pour Georges. Quand il est à la maison, il y assiste. Deux des maquilleuses viennent de la Comédie-Française et la troisième bosse chez Mnouchkine. Si tu te penches un jour sur mon cercueil, Titus, c’est la Cardinale de Sergio Leone que tu verras. Tu veux un café ?

Elle estimait que les présentations étaient faites. Elle se leva, glissa dans le couloir. Titus entendit : « Liouchka, tu nous fais deux cafés, s’il te plaît ? » De retour, elle demanda, en s’asseyant :

— Pourquoi es-tu revenu ? J’ai cru que c’était parce que tu m’avais reconnue. C’est autre chose, alors.

— Oui.

— Le premier interrogatoire ne t’a pas satisfait ?

— Non.

— Je n’ai pas menti, pourtant.

— Tu n’as pas tout dit.

— Il me semblait.

*

Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès, elle avait parlé à Menotier de ces quatre-là. Si elle les connaissait ? Un peu, des relations d’affaires, les administrateurs du groupe LAVA, reçus à dîner deux ou trois fois, avec leurs épouses. Non, ces temps derniers, pas vus, non, Georges est en froid avec eux, cette histoire de licenciement, il n’avait pas tellement envie d’être débarqué en fait, il pensait qu’on pouvait encore optimiser LAVA. C’est un bon consultant, Georges ! Du coup, il avait voulu les taquiner, il s’était mis en retard exprès pour aller toucher leur chèque. Il y était allé en bermuda et en tongs, avec une canne à pêche. Une canne à pêche ? Oui, il avait demandé à Tuc de lui trouver une canne à pêche et un after-shave très… Tuc ? Notre fils, Tuc. C’est le surnom que Georges lui a donné : Travaux d’Utilité Collective. C’est un garçon dévoué. Pourquoi une canne à pêche ? Pour l’incongruitéééé ! Georges aime jouer à ça, il aime déstabiliser. Parler à Tuc ? Bien sûr. Liouchka, tu pourrais réveiller Tuc, s’il te plaît ?

Et le gosse s’était montré, il avait ajouté ses réponses à celles de sa mère, d’un ton aussi traînant que le sien. Son père lui avait emprunté sa Clio pourrie pour aller toucher le chèque. Ça faisait partie du canular. À quoi s’occupait-il dans la vie ? Lui ? Tuc ? Dans la vie ? À rien, monsieur le commissaire ! Entretenu par mon père jusqu’à ce que mes enfants aient les moyens de m’entretenir. Gloussement d’Ariana. Tête de Menotier. Correction de Tuc : Mais non, je blaaaague. Avec un père comme le mien que voulez-vous que je fasse ? Des études de commerce, forcément. Et ça vous plaît ? Ça me plaira quand ça me rapportera, pour l’instant je suis encore un peu dépendant.

— Ne l’écoutez pas, monsieur le commissaire, Tuc est très soucieux de son indépendance, corrigea Ariana. Il est à l’âge des petits métiers. En dehors de ses études il cuisine ici de bons plats qu’il livre à une clientèle de fins gourmets. Ça lui fait son argent de vie.

(« Son argent de vie », le capitaine Adrien Titus nota l’expression…)

— À ce propos, on a retrouvé ma voiture ? Elle m’est utile pour les livraisons.

Menotier lâchait des réponses toutes faites.

— Nos services s’y emploient.

Il s’offrit quand même une touche personnelle en indiquant qu’il ne trouvait pas la mère et le fils plus inquiets que ça :

— Vous n’êtes pas inquiets ?

Pour vivre avec Georges Lapietà, il valait mieux ne pas être d’un tempérament anxieux, fit remarquer la mère. Le fils ajouta une plaisanterie que Menotier ne saisit pas très bien :

— Sinon, je me serais choisi un autre père, vous pensez.

Et la mère avait conclu :

— Georges a l’habitude de se sortir de tout. Je suis inquiète, mais raisonnablement.

*

Sur le chemin du retour, Menotier était passé directement aux instructions : Titus, qu’on me retrouve cette bagnole fissa, hein, la Clio, et qu’on la fasse parler, je ne veux pas arriver à la réunion de demain sans biscuits. Le capitaine Adrien Titus avait sorti son tabac, son papier et un petit bout de chocolat népalais. Malgré les cahots il émiettait le chocolat sur un lit de tabac turc. Il savait qu’il n’irait pas à la réunion du lendemain. Dentiste, mettons. Silistri le couvrirait. Lui, il retournerait cuisiner Claudia Cardinale. Menotier venait de faire une découverte : Tu ne trouves pas qu’elle ressemble un peu à cette actrice, la mère Lapietà, cette actrice italienne des années… tu sais, belle comme tout, celle qui jouait dans Il était une fois dans l’Ouest. Trop occupé à enfiler les déductions, Menotier n’attendait pas de réponses à ses propres questions. Il égrenait des évidences : Dis-moi, mémère pas inquiète pour un rond… tu veux que je te dise, Titus, il se serait escamoté lui-même, Lapietà, j’en serais pas plus surpris que ça ! Et que sa bonne femme s’évapore elle aussi dans trois ou quatre mois, ça m’étonnerait pas non plus. Et qu’on les retrouve à se la couler douce dans un de ces pays, là, tu sais… Titus laissait Menotier monter en sauce. Je te fous mon billet que c’est une arnaque, Titus ! Genre attentat de l’Observatoire ! Ou ce cinglé qui s’était enlevé lui-même pour faire parler de lui, le Breton borgne, l’écrivain tu te souviens, comment il s’appelait déjà ? Jean-Edern Hallier, pensait Titus. L’attentat de l’Observatoire, Jean-Edern Hallier… Hou là, c’est loin tout ça, souvenirs d’antiquaire. Titus léchait son joint à la couture à présent. Menotier en fut interrompu.