Выбрать главу

Ariana en eut le souffle coupé.

— Quoi ?

— Rien, c’est une question anodine. Je te demande si…

— Je sais ce que tu me demandes ! J’ai très bien entendu ! Je ne suis pas…

Elle s’était levée. Elle aurait aimé un salon vide, pouvoir en faire le tour, marcher de long en large.

Pas possible.

Accumulation.

Elle resta debout devant la fenêtre. Elle regardait dehors. Dehors, c’était le parc Monceau.

Il dit juste :

— Ariana, tu me caches un truc sans importance.

Elle gronda :

— J’ai juste peur qu’il soit mort. À part ça, aucune importance !

Il minimisa :

— On ne tue pas la poule aux œufs d’or, mon p’tit cousin.

Elle se retourna d’un bloc :

— Titus, Georges ne peut pas pisser. Il lui faut une sonde. Et les sondes sont ici. Il n’en a pas pris avec lui ce matin-là. Il comptait revenir tout de suite. Et on l’a enlevé. Il préférera mourir plutôt que d’avouer à ces salauds qu’il ne peut pas pisser. Je le connais. Sa vessie explosera et il en mourra. Il en mourra, je te dis ! Il est peut-être déjà mort ! Et tu sais, la douleur… Cette douleur-là, elle est… Oh, Titus, je lui avais dit de pisser avant de partir, mais il a… il rigolait, ce con, il a…

Et voilà. Elle avait dit ce qu’elle ne voulait pas dire. L’impensable. Elle sanglotait. Les larmes coulaient à flots et c’était sur ce visage l’avalanche de toutes les décennies amoureusement retenues, l’émiettement d’une statue dans le torrent d’une douleur indicible.

— Il lui faut une sooonde. Tu comprends ? Il lui fallait une sooonde…

Titus la serrait dans ses bras à présent. Il lui demanda, à l’oreille :

— Quelle marque ?

Elle eut un recul de surprise. Et comme il la tenait entre quatre yeux, il répéta :

— La sonde. Quelle marque ? Speedy Bird ? Péristime ? Pioralem ?

III LA VÉRITÉ VRAIE

« En famille, il n’y a de sacré que le mensonge. »

Alceste

9

J’ai fini ! Ah, le soulagement du point final ! C’est la cloche qu’on retire, le ciel qu’on retrouve ! La lumière ! L’air ! J’ai même trouvé le titre : Leur très grande faute. Ça s’appellera Leur très grande faute. Rendre mon manuscrit à Malaussène et quitter cette forêt. M’arracher à ce silence. Combien de temps aurai-je perdu à trouver ce fichu début ! Par quoi commencer ? Tout est là. Par quel bout attraper le réel ? Vieux débat. Les possibilités de début sont innombrables ! Incalculables, à vrai dire. C’est ce qui distingue la réalité de la fiction. Décider de raconter une histoire, c’est se soumettre à un début. Dire le réel c’est envisager tous les commencements possibles.

Finalement j’ai ouvert sur la tentative d’assassinat à l’enterrement de Tobias. Non sans scrupule. J’ai longtemps trouvé ça trop racoleur. Elle a pourtant eu lieu, cette scène de meurtre ! Après la sortie d’Ils m’ont menti, mes chers frères et sœurs ont bel et bien essayé de me tuer ! Et il faudrait le taire ? Au nom de quoi ? De la famille ? Protection de la fratrie ? Solidarité clanique ? Crainte d’un procès ? Je n’en reviens pas d’avoir tant hésité. Malaussène avait raison sur ce point,Ils m’ont menti les a rendus fous. La simple exposition d’une vérité familiale somme toute assez banale a fait de mes frères et sœurs des assassins en puissance. Mais de là à m’enterrer vivant ! Parce que Mathieu m’a jeté dans la fosse, tout de même ! Pendant que Pascal, Baptiste et les cousins neutralisaient les croque-morts ! Il fallait que je commence par ça. Mathieu m’empoignant par les revers de mon imperméable, son coup de tête, la certitude que mes frères et mes sœurs allaient me tuer. Ou plutôt m’exécuter. S’il vient on l’exécute. Son bouquin a tué papa Tobias, on tue l’auteur. (Après le mensonge, l’assassinat !) On le jette dans la tombe et on rebouche. Pendant que Mathieu me force à reculer vers la fosse où l’on a descendu le cercueil de Tobias, non seulement les autres n’interviennent pas mais ils encerclent les employés des pompes funèbres qui n’ont pas senti la chose venir. À moins qu’ils ne soient restés extérieurs à ce qu’ils ont d’abord pris pour une banale querelle de famille. Ils en ont vu d’autres, les croque-morts. La mort n’arrange rien. La mort n’adoucit pas les mœurs. La mort ne rapproche pas les vivants. La mort exaspère le ressentiment. Rien de moins compassionnel que le deuil. Le deuil arme le monde. Ils savent ça, les croque-morts. Quand Mathieu m’empoigne en grondant — C’est toi qui as tué Tobias et tu viens à son enterrement ? — , les croque-morts pensent à une dispute. Laissons faire, ça va se tasser. Peut-être le maître de cérémonie s’apprête-t-il à dire : Messieurs, je vous en prie, un peu de dignité, par égard pour le défunt. Les pompes funèbres s’expriment comme ça, cérémonieusement, avec pompe justement. Ils comptent beaucoup sur le cérémonial pour contenir les accès de haine familiale. Mais le maître de cérémonie n’a pas le temps de dire un mot parce que le reste de la famille les encercle, lui et les quatre porteurs. La stupeur lui cloue le bec. Personne ne touche jamais un croque-mort. Un croque-mort, c’est l’auxiliaire des fantômes, ça ne se touche pas. Eh bien, cette fois on les prend par le bras, on les écarte de la fosse tout en les empêchant de partir donner l’alerte. Les gars de la famille Fontana*, mes frères, mes cousins… Rugby, tous. (Sauf Baptiste, bien sûr. Foot, Baptiste ! Exclusivement ! Petit génie du ballon rond. S’extasier sur commande.) Cinq croque-morts, si costauds soient-ils, ne font pas le poids devant le pack Fontana. Mathieu continue de me pousser vers la tombe. Puisque tu es venu, va jusqu’au bout ! Parce que c’est tout de même ça, la vérité : Mathieu va me jeter dans la tombe de Tobias ! Mon frère aîné m’a jeté dans la tombe de notre père ! Bon, je ne peux pas dire qu’il me jette à proprement parler. Il ne me soulève pas du sol, il m’oblige à reculer : petits coups secs dans les tibias — la pointe métallique de ses santiags, cette sensation d’os émiettés —, doublés de coups de tête très rapides, la mienne rebondissant contre son front comme si nous étions reliés par un court élastique. En fait il me roue de coups et ça se voit à peine. Mon nez a éclaté, mes arcades sont fendues. Sur son front, c’est mon sang. Tu as tué notre père avec ton bouquin et tu viens l’enterrer ? C’est ça ? Et tu penses qu’on va laisser faire ? On t’avait dit de ne pas venir ! C’est vrai, l’avertissement était clair. D’ailleurs, ils ont fait en sorte que je ne vienne pas. Ils ont changé de cimetière en douce. Je suis d’abord allé à celui de Cagnes, comme prévu, mais ils étaient à Villeneuve. Une idée de Faustine et Mathieu, semble-t-il. Enterrer papa chez les morts de maman, c’est un comble, ça aussi ! Ceux-là ont passé leur vie à se détruire et on leur offre l’éternité en rab ! Au fond, ils ne se seront jamais entendus que sur un point, le mensonge. La nécessité du mensonge. Le mensonge comme ciment de la cohésion familiale. En famille, il n’y a de sacré que le mensonge, ce rempart contre la honte. La mafia n’a pas d’autre doxa. La famille est bel et bien au cœur de la Famiglia. (Éviter le mot « doxa », combattre ma tendance à l’universitarisme satisfait. Ne plus jamais céder au prurit de l’entre-soi. La vérité est un bien public, elle exige des mots compréhensibles par tous.) Donc, Mathieu me roue de coups. Sa violence ne me surprend pas, Mathieu reste Mathieu, à nous taper dessus depuis toujours. Il est le protecteur autoproclamé de la famille, le bras armé du mensonge. Il pourrait donner sa vie pour le mensonge. À plus forte raison la mienne. Me pousser en arrière, m’acculer au bord de la fosse, rendre le futur impossible et me demander : Et maintenant, hein ? Maintenant ? Qu’est-ce que tu dis, maintenant, l’écrivain ? Je dis que tu es le plus fort, Mathieu. Tu l’as toujours été. Grâce à toi le passé ne change pas. Tu l’as dit, bouffi, et je ne veux pas que ça change. Sur quoi, il me pousse une dernière fois, mais en lâchant les revers de mon imperméable. Je trébuche contre le remblai et bascule dans la fosse. De ce point de vue, on ne peut pas dire qu’il m’ait jeté dans la tombe. C’est moi qui y suis tombé. L’avocat plaidera au malheureux accident. La famille et les croque-morts témoigneront dans le même sens, la famille par conviction, les croque-morts par peur. Et les pelletées de terre qui me tombent dessus ? Mathieu, Pascal, Adrien et Baptiste rebouchant la tombe : accidentel, ça aussi ? Non, une plaisanterie. Ce sera la thèse de la défense. Une leçon symbolique. Ils ne seraient pas allés jusqu’au bout. Ils ne m’auraient pas recouvert complètement. Et ça on ne le saura jamais puisque les Chinois de Malaussène sont arrivés à ce moment-là. Eux aussi sont passés par le cimetière de Cagnes. Quand ils sont entrés dans celui de Villeneuve, j’étais déjà dans la tombe, vertèbre cervicale fêlée, jambe cassée, de la terre dans les yeux et son goût dans la bouche. Les mottes rebondissaient contre le cercueil de Tobias. Je me disais tous les cercueils rendent le même son. Je me souviens de m’être dit ça, oui, c’étaient des propos de rêve, une de ces phrases flottantes qui vous paraissent tout expliquer. Je ne sais même pas si je sentais la douleur ; sensations, sentiments, ébauches de raisonnements, tout était ramassé dans cette phrase qui semblait occuper la totalité de mon cerveau : Tous les cercueils rendent le même son, quels que soient l’âge, le sexe, la race, l’importance du mort pour l’endeuillé, père, mère, enfant, ami, collègue de bureau, vague connaissance… le même son. Après, je ne… c’est flou… Bo* (que je vois pour la première fois) saute dans le trou. Une seconde je crois qu’il vient pour m’achever. Il a la tête de l’emploi. En fait, il me soulève par les aisselles, puis par la taille, il me tend à Ju* (première rencontre lui aussi, tête de l’emploi lui aussi). Il semble que Bo et Ju aient à eux seuls neutralisé les frères et les cousins. Ou alors, il y avait d’autres Chinois mais je ne les ai pas vus. Mathieu se tenait le visage. Du sang à travers les doigts. Le sien, cette fois-ci. Une scène d’une grande immobilité. Du coin de l’œil, je vois Loussa de Casamance, en retrait. Baptiste mis à part, c’est le seul Noir de l’assemblée. Dans mon souvenir la scène est absolument figée et parfaitement silencieuse. Là-dessus, Ju me pose sur mes pieds. Ma jambe brisée fait un angle latéral et je m’évanouis. Quand je me réveille, je suis dans la Mercedes, allongé et perfusé. Le vieux Loussa, assis à côté de moi, me fait la morale.