— Inutile de vous dire, bien sûr, que vous n’auriez pas dû aller à cet enterrement. En tout cas pas sans nous prévenir.
Selon Loussa, si Malaussène n’avait pas deviné où j’étais, je serais sous terre à l’heure qu’il est et ma famille pique-niquerait sur ma tombe. Je demande à Loussa si, en cas de procès, il témoignerait dans ce sens. Il répond :
— Je ne pourrai pas témoigner, je n’y étais pas.
Message reçu.
Je lui demande comment Malaussène a deviné où j’étais.
— En apprenant la mort de votre père. Quand il ne vous a pas trouvé chez vous, il a tout de suite compris que vous étiez parti à l’enterrement. Malaussène savait qu’il aurait été inutile de vous en dissuader. On pouvait tout au plus vous protéger. Discrètement. Si vous nous aviez prévenus, Bo et Ju seraient arrivés avant vous, ils auraient calmé le jeu avant le début de la partie, sans même que vous le sachiez ; vos frères auraient été sages comme des images. Maintenant que vous connaissez Bo et Ju, la situation devient plus complexe. Et plus chère.
S’ensuivit un bref échange entre Loussa et les Chinois.
— Za mao zhe xian, hai shi na yi yang de qian ? leur a-t-il demandé.
— Za zhen bu gai lou lian, a répondu Ju.
— Suo yi ma, jiu dei duo dian qian, a expliqué Bo.
— Shi duo hen duo[2], a conclu Ju.
— Considérablement plus cher, a traduit Loussa, ignorant que mes cinq années aux Langues O’ m’ont doté d’une maîtrise suffisante du mandarin pour que je comprenne leur conversation.
Si traduire « un peu beaucoup » par « considérablement » est une erreur du point de vue de la langue, d’un point de vue psychologique, ça se défend.
Pauvre Loussa, toujours soucieux de préserver la cagnotte d’Isabelle ! Ils m’ont menti a tant rapporté aux Éditions du Talion… Ils ne peuvent pas concevoir que le même livre puisse maintenant leur coûter un peu.
Et pauvre Malaussène ! Il se pourrait bien qu’il soit obligé de me cacher sur la Lune si sa boîte a le courage de publier la suite. Ils m’ont menti n’était que la mèche du baril. Leur très grande faute, c’est autre chose ! Il n’y a de vérité qu’explosive.
10
Le matin où la Reine Zabo m’a présenté Alceste (Prenez-en soin, Malaussène, c’est de l’or en barre), je n’y ai pas prêté une attention particulière. Un type au visage aigu et à la voix de prêcheur ; la conviction le faisait psalmodier du nez. Un vévé modèle courant, pensai-je, convaincu d’être le seul porteur de la vérité vraie.
— Cette conviction est le point commun qui les distingue radicalement les uns des autres, Malaussène.
J’ai donc ouvert Ils m’ont menti sans grande curiosité.
Comme tous les auteurs maison, Alceste s’y plaint de sa famille. Mais, là où ses semblables accusent leurs géniteurs de collaboration avec les nazis, de cocufiage, d’ivrognerie, de tortures morales, d’inceste plus ou moins aggravé, d’indifférence absolue, d’hystérie volcanique ou de crapuleries en tout genre, Alceste, lui, se contente de reprocher à ses parents d’avoir été de piètres conteurs ! Qu’un délit si mineur engendre, dès les premières pages, une dénonciation aussi violente m’a sorti de ma torpeur. Il faut dire qu’Alceste n’y va pas avec le dos de la cuiller. Tobias et Mélimé, ses parents, les mauvais conteurs en question, sont décrits comme deux crétins rédhibitoires, « Mélimé aussi conne que Tobias était con », tout juste bons à produire des phrases toutes faites, des personnages stéréotypés, des situations convenues, des dialogues édifiants et des comportements absurdement exemplaires…
Voilà les histoires que Tobias et Mélimé nous imposaient à nous, leurs huit enfants, chaque soir de nos huit enfances ! Chaque soir, imaginez-vous, chaque soir, cette triste tartine de topiques ! Tobias et Mélimé appliquaient chaque soir sur chacun de nous la même et débilitante recette narrative, comme s’ils voulaient cuire nos huit intelligences au bain-marie de leur même connerie. Une fratrie de cons et de connes en bocal, voilà ce que ces deux crétins ont fait de nous. Avec notre complicité active, qui plus est ! Complices, nous l’avons été — au moins les aînés — puisque nous devions les relayer auprès des plus petits quand ils étaient fatigués de les abrutir. Et nous racontions les mêmes histoires en les imitant ! Tandis que j’écris ces lignes, c’est le souvenir de ce mimétisme qui me fait le plus honte. M’être cru obligé de raconter à mes jeunes frères et sœurs les mêmes idioties, et sur le même ton. Ah, ce ton ! Ce mauvais miel ! Cette poix ! Combien me faudra-t-il de pages pour décrire cette glu ? Non seulement ces histoires mensongères que Tobias et Mélimé prétendaient vraies ne pouvaient être contestées par les petits (les enfants gobent les mensonges comme les oiselets les vermisseaux), mais il fallait les leur raconter comme Tobias et Mélimé, exactement ! Je t’entends encore, Baptiste, me demander : Non, ne raconte pas comme toi, ça fait pas vrai, raconte comme papa Tobias ! Et je me revois empruntant le vocabulaire famélique de Tobias, adoptant cette espèce de maniérisme commercialo-administratif auquel Mélimé et lui nous ont habitués dès nos premiers jours (des histoires où l’on ne « tombe » pas mais où l’on « chute », où l’on ne « fait » pas mais où l’on « effectue », où l’on ne « meurt » pas mais où l’on « décède », où les « occasions » sont des « opportunités », où les événements ne vous « touchent » pas mais vous « impactent… », où l’on ne vous « répond » pas mais où l’on « revient vers vous »). Maintenant qu’on a inventé le GPS, frères et sœurs, je vous le dis, nous avons été élevés par deux versions prétendument sexuées du même GPS. Pas plus de chances d’entendre aujourd’hui Tobias ou Mélimé changer de ton avec leurs petits-enfants (qui sont vos enfants, je vous le rappelle) que d’entendre un GPS s’exclamer : Merde, les gars, je me suis gouré, c’est à gauche qu’il fallait tourner !
2
— Cette petite aventure change-t-elle nos tarifs ?
— On aurait préféré qu’il ne nous voie pas.
— Du coup, c’est un peu plus cher.
— Un peu beaucoup.