Baptiste, mon grand Baptiste, toi qui me hais tant maintenant que je te veux du bien, après m’avoir tant aimé quand je t’abrutissais, la seule chose que tu puisses sérieusement me reprocher c’est de m’être assis à ton chevet d’enfant pour te raconter les mensonges de Tobias et Mélimé. Seulement, cela, tu n’as aucun moyen de l’admettre puisque, précisément, la connerie lénifiante desdits mensonges t’a proprement décervelé. Éviscéré de tout esprit critique, tu es ! Une tête sans tripes. Papa Tobias et maman Mélimé t’ont vidé comme une huître, mon Baptiste. Tu sonnes creux. Tes frères et tes sœurs aussi. Moi le premier ! Et si j’écris ce livre, c’est pour faire résonner un peu de sens dans ce vide abyssal et nacré, pour vous faire entendre enfin le son de la vérité, pour vous dire le Réel. Voilà, Baptiste, ce que je t’offre en m’asseyant tous les jours à ma table de travail, autrement dit au chevet de ta vie d’adulte. C’est toujours une histoire, mon petit frère, mais c’est moi qui raconte et cette fois l’histoire est vraie.
Soit dit en passant, à ce stade du récit, on ne sait toujours pas ce que Tobias et Mélimé pouvaient bien raconter à leurs enfants pour mettre Alceste dans un pareil état de fureur critique. On n’a aucune idée de ce que contenaient ces fameuses histoires du soir. Le procédé aiguise bien sûr l’appétit du lecteur, qui tourne maintenant les pages avec curiosité. (Alceste n’est pas un mauvais conteur, lui, les caisses du Talion en témoignent.) Pendant quelques chapitres, il s’en prend encore à Tobias et à Mélimé, passant au crible toutes les manifestations de leur idiotie : leur façon guindée de s’habiller, de marcher, de manger, de ne laisser aller que des propos convenus, d’afficher en toute circonstance une bonté de catéchisme fondée sur une parfaite indifférence du cœur, tout y passe, y compris leur pseudo-sens de l’hospitalité :
Ah ! ces petits copains de classe qui débarquaient à tout bout de champ pour écouter eux aussi les histoires de Tobias et Mélimé — ça les flattait, ces deux cons ! — et qui restaient dormir finalement, avec l’accord de leurs parents (Mais bien sûr, je vais téléphoner à ta maman), matelas supplémentaires sous le lit des petits, pagaille du matin que les grands devaient ranger avant d’aller au lycée… Par parenthèse, Baptiste, tes camarades étaient les plus nombreux ; tu devais leur faire une pub d’enfer à Tobias et à Mélimé ! Et d’ailleurs, tiens, comment t’y prenais-tu, tu instaurais un tour de rôle ? Tu les faisais payer ? Hein, Baptiste, avoue ! Maintenant que tu es grand tu peux bien me le dire, tes copains, tu les faisais raquer pour écouter les conneries de Tobias et Mélimé ?
C’est ici, précisément à cette page de ma lecture, quand Alceste ironise sur les petits invités de Baptiste, que je me suis souvenu !
Il y a une douzaine d’années de ça, Monsieur Malaussène, retour de classe (il devait être en CE1 à l’époque, peut-être encore au CP), nous demandait assez souvent, à Julie et à moi, l’autorisation d’aller dormir chez un certain Baptiste. Il était encore à l’âge des histoires du soir, domaine où, selon lui, les parents dudit Baptiste excellaient. Moi, cette excellence me convenait, vu qu’en matière d’histoires dormitives mes frères et sœurs m’avaient essoré. Toute leur enfance, Louna, Clara, Thérèse, Jérémy et Le Petit ont eu droit à leur histoire. J’ai même prolongé le rituel jusqu’à la fin de leur adolescence en leur racontant mes propres aventures — un peu enjolivées pour les besoins du rêve et qui sont devenues les romans que l’on sait. Mais, à l’arrivée de la fournée suivante (Verdun, C’Est Un Ange, Monsieur Malaussène et Maracuja), ma lanterne magique s’est mise à vaciller. Les générations sont à l’homme vieillissant ce que les vagues sont aux falaises : usantes. Bon, j’y suis quand même allé de mes « Il était une fois » mais le souffle n’y était plus et j’ai vite été mis sur la touche par l’avalanche des jeux électroniques.
— Faut pas nous en vouloir, tonton, expliquait Mara en pianotant sur des touches musicales, l’œil rivé à un écran épileptique, c’est juste plus marrant !
— Viens jouer avec nous, proposait Sept, tu crois que c’est pour tout seul mais tu te trompes, on peut jouer en équipe !
Au fond, Monsieur Malaussène était le dernier à désirer encore son histoire du soir. C’est donc avec un lâche soulagement que je l’autorisai à passer des nuits chez son copain Baptiste. Pourtant, ça me coûtait. Mosma revenait toujours de chez Baptiste au comble de l’enthousiasme : Baptiste était extra, il jouait au foot fallait voir comme, ses frères et sœurs étaient super, ses parents géniaux, la maison était top et le petit déj’ assurait grave…
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Mais le plus de tout, c’est les histoires ! Alors là, les histoires elles sont juste trop !
MOI : Trop quoi, Mosma ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Elles sont vraies.
MOI : Comment ça, vraies ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Vraies de vrai, vieux père, c’est pas des histoires pour rire, c’est des histoires pour de bon !
MOI : Bon, et qu’est-ce qu’elles ont de si bon, ces histoires pour de bon ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Elles sont vraies, je te dis ! En fait, Baptiste est un orphelin. En fait, c’est un orphelin d’Afrique. En fait, ses parents lui racontent les histoires de ses parents. En fait…
(C’est vers ces années-là que tous les enfants de France et de Navarre se sont mis à commencer leurs phrases par « en fait », comme s’ils s’adressaient à un public a priori débile ou suspicieux.)
MOI : Ses parents lui racontent les histoires de ses parents ? Comment ça ?
Il fallut l’intervention de Julie pour me faire comprendre que les parents adoptifs de Baptiste lui racontaient la vie de ses parents naturels.
MOI : Et qu’est-ce qu’ils faisaient, dans la vie, les vrais parents de Baptiste ?