MONSIEUR MALAUSSÈNE : Ils chassaient les chasseurs !
Et Mosma de nous raconter qu’ « en fait » Yao et Rama Tassouit, les vrais parents de Baptiste, combattaient les trafiquants d’ivoire et autres tueurs de zèbres. (Ça se passait en Côte d’Ivoire.) Leur renommée s’étendait jusqu’à Abengourou, « la cité royale de la paix », où on leur avait élevé un monument après qu’ils eurent « trouvé une mort héroïque (je place entre guillemets les expressions de Tobias et de Mélimé scrupuleusement rapportées par Mosma) en tombant dans une lâche embuscade ».
Tous les soirs, Baptiste posait à ses parents adoptifs une question nouvelle sur les aventures de ses vrais parents et tous les soirs Tobias ou Mélimé ajoutait un chapitre à la saga exemplaire.
MOI : Tobias ? Mélimé ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Les parents de Baptiste ! Ceux qui l’ont adopté ! C’est comme ça qu’ils s’appellent ! Tobias et Mélimé ! Papa, tu suis ? En fait, un jour, Yao…
Tobias et Mélimé…
Tobias et Mélimé…
Baptiste, Tobias et Mélimé…
Une douzaine d’années plus tard donc, lisant Ils m’ont menti dans mon bureau du Talion, je réalise que, par Mosma interposé, je connais en partie la saga familiale d’Alceste.
« En fait », comme disait Mosma, tous les enfants de Tobias et Mélimé étaient des enfants adoptés. Des orphelins, tous les huit ! Et Tobias et Mélimé leurs parents adoptifs. Ce qui émerveillait tant Mosma, c’est que, tous les soirs, lesdits adoptifs contaient auxdits adoptés la vie de leurs parents réels et que tous les soirs, huit orphelins s’endormaient dans l’évocation de leurs vrais parents, tous magnifiques, tous héroïques, « chérissant leurs enfants plus que tout au monde », mais tous, hélas ! « victimes de la méchanceté des hommes ou de la cruauté d’un sort aveugle ».
Ce qui alimente la fureur d’Alceste (et je dois dire que dans ce domaine il est assez convaincant), c’est d’avoir cru à ces fadaises, au point, certains soirs, d’avoir vu ses vrais parents (un couple de vulcanologues prénommés Arielle et Félix) quitter sa chambre sur la pointe des pieds :
C’est que je les désirais, mes parents héroïques ! Je les voulais vrais ! De toutes mes forces je les voulais réels, ces géniteurs de rêve ! Et ils le devenaient, tous les soirs, en dépit de la nullité des conteurs. Tous les soirs Arielle et Félix — ainsi se prénommaient-ils selon Tobias et Mélimé — devenaient mes vrais parents ! Quel orphelin résiste à cela ? C’étaient Tobias et Mélimé qui me racontaient leur histoire mais c’est sous le regard d’Arielle et de Félix que je m’endormais. Quand Tobias et Mélimé quittaient ma chambre, c’est Arielle et Félix qui refermaient doucement la porte sur moi, et je m’endormais avec des volcans dans les yeux, qui projetaient aux cieux les feux d’artifice les plus réels que je verrais jamais ! Ce qui fait de moi, frères et sœurs, un abruti du même acabit que vous, peut-être plus con que vous tous réunis.
Selon Tobias et Mélimé, Arielle et Félix Blinneboëke, vulcanologues d’origine flamande, étaient réputés pour avoir sauvé la population d’une île du Pacifique en annonçant à l’heure près l’explosion d’un « volcan puissant comme toutes les bombes atomiques existantes ». Une fois l’île vidée de ses habitants, le couple héroïque avait gravi une dernière fois « les flancs palpitants du monstre » poussés par « l’irrépressible appel de l’exigence scientifique », mais « la plateforme sur laquelle ils effectuaient leurs ultimes mesures s’effondra, précipitant nos héros dans les entrailles de la terre en fusion ».
Bon, les années passent, Alceste grandit, il n’est plus un enfant, il collabore innocemment avec ses parents adoptifs en racontant — sur le même ton — les mêmes sottises aux plus petits…
Jusqu’au jour où son univers bascule.
On change d’ère.
En moins de temps qu’il n’en faut pour s’endormir et se réveiller, Internet est là. La planète entière est prise dans un filet à papillons. Tout ce qui est né, tout ce qui est mort, tout ce qui fut, tout ce qui est, tout est capturé, et ce dans tous les domaines. Si serrées, les mailles du filet, que rien n’y échappe.
Tout est là, vraiment là.
À portée de curiosité.
« Clic », fait l’index d’Alceste après avoir tapé les noms d’Arielle et Félix Blinneboëke.
« Néant », répond la Toile.
Arielle et Félix Blinneboëke n’ont jamais existé. C’est Google qui l’affirme. Dans un style un peu comparable à celui de Tobias et Mélimé : « Aucun document ne correspond aux termes de recherche spécifiés. »
11
Le capitaine Adrien Titus et le divisionnaire Joseph Silistri roulaient vers la Grande Maison*. Enfin, ils roulaient… Quai de la Mégisserie, ils se laissaient porter par le lent glacier de l’embouteillage. Silistri, au volant, semblait ailleurs.
Titus, lui, était bien là.
— Demain non plus j’y vais pas, Joseph, je prends mon jeudi. Tu peux m’arranger ça ?
— Qu’est-ce que c’est, cette fois ?
— J’ai embauché le petit Manin, on se tape les pharmacies.
— Le petit Manin ?
— Un nouveau-né. C’est lui qui nous a conduits chez Lapietà, hier, Menotier et moi. Il faisait le chauffeur. Il m’a bien plu. Je lui donne des cours de rattrapage.
— Qu’est-ce que vous leur voulez, aux pharmacies ?
Titus leva un œil surpris.
— Ho ! Joseph ? Tu suis ou quoi ? Lapietà a besoin de sondes pour pisser, tu te rappelles ? Je viens de te le dire.
— Tu as même donné la marque : Pioralem. Et alors ?
Silistri était vraiment dans une autre assiette.
— Et alors sa femme se goure quand elle dit qu’il crèvera plutôt que d’avouer son infirmité à ses ravisseurs. Un globe vésical n’est pas un truc qu’on peut cacher longtemps. On ne planque pas un volcan dans sa braguette, on craque. Même un Lapietà. Alors voilà ce que je vois, Joseph : au bout de six heures de détention Lapietà s’est roulé par terre. Ses rapteurs ont dû penser qu’il se foutait de leur gueule, ils l’ont peut-être laissé se tordre au début, mais quand il a viré couleur plomb ils se sont dit qu’il allait bel et bien leur claquer dans les pattes. Lapietà a craché le morceau et ils ont aussitôt envoyé quelqu’un acheter des sondes. Avec un peu de chance, ce quelqu’un se sera précipité dans la pharmacie la plus proche. C’est lui qu’on cherche, Manin et moi : un client qui se pointe sans ordonnance, qui évoque l’urgence des urgences, à qui le pharmacien cède, qui offre sa jolie gueule à la caméra de surveillance et qui sort avec les sondes aussi vite qu’il est entré. On interroge les apothicaires, on visionne les films, une fois le mec repéré, on fouille sérieusement le coin et on lui met la main dessus. En vingt-quatre heures l’affaire est pliée.
— Pendant que le reste de notre armée cuisine tous les lourdés de Lapietà… Bien vu. Seulement, c’est pas les pharmacies qui manquent à Paris.
— Presque aussi nombreuses que les restaurants, c’est vrai. En contrepartie il n’y a pas long à visionner. Vu la résistance moyenne d’une vessie, la chose s’est passée avant-hier entre dix-sept et dix-neuf heures. Ça limite la durée de nos recherches.