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Feu rouge.

— Et s’ils ont planqué Lapietà hors de Paris ?

— On élargira.

— La bagnole du fils, tu l’as retrouvée ?

Titus éluda.

— Profits et pertes. Au besoin, j’en fais cramer une dans une carrière et je la fourgue à Menotier, ça l’occupera.

Silence.

Un peu long.

Feu vert.

Qui ne change rien à la circulation.

— Qu’est-ce qui se passe, Joseph ? Tu médites ?

Léger sursaut de Silistri, comme on sort d’une rêverie :

— Je suis passé chez Coudrier à la fin des vacances.

Le divisionnaire Coudrier, leur patron vénéré… Eux qui ne sont guère portés à la vénération.

— T’es allé honorer l’ancêtre ? Comment va ? Bon pied bon œil ? Il taquine le goujon ? C’était dans ses projets, non, la pêche à la ligne ?

— Il écrit un bouquin.

— Un sport de retraité, ça aussi. Ne pas quitter le terrain sans y laisser son empreinte. Très flic.

— Non, non, il n’écrit pas ses Mémoires…

Sirène ou pas, l’embouteillage promettait de durer. Titus sortit son tabac et son bout de chocolat népalais :

— Sujet du bouquin ?

— L’erreur judiciaire.

Il pleuvait du tabac turc entre le pouce et l’index du capitaine Adrien Titus.

— Thèse centrale ?

— La faute au roman.

Coup de langue.

Claquement du zippo.

Nuage népalais.

— C’est-à-dire ?

— D’après Coudrier, tout enquêteur bosse comme un romancier. Il cherche la cohérence.

— C’est encore à dire ?

Silistri visite à son tour le Népal. Il expire longuement.

— Coudrier affirme que les erreurs judiciaires procèdent presque toutes d’un excès de cohérence romanesque. À tous les niveaux de l’enquête, gendarmerie, police judiciaire, instruction, expertises psychiatriques, jusque dans le prétoire, chacun s’acharne à bâtir une histoire plausible, à créer une chaîne logique entre de supposés mobiles et de prétendus passages à l’acte. Quand ça cloche un peu, on force, sans trop s’en rendre compte, et on fout en taule le suspect le plus logiquement compatible. On cherche la cohérence, quoi. Selon Coudrier il n’y a pas de meilleure recette pour fabriquer une erreur judiciaire.

Le portable de Titus vibra contre sa poitrine. C’était la voix encore neuve de Manin.

— Excuse-moi, Joseph, c’est la pharmacie. Oui mon p’tit Manin ?

— Capitaine, j’en ai eu vingt-sept et j’ai fait huit vérifications sur le terrain.

— Vingt-sept pharmacies à toi tout seul ? Et huit vérifications ? En trois heures ? Tu carbures à quoi ?

— J’ai mis ma copine sur le coup. On a bossé par téléphone et par mail aussi, avant d’y aller voir.

Titus prit sa respiration :

— Première leçon mon p’tit Manin : en matière d’enquête de police, on ne met pas sa copine sur le coup.

— Elle est clean, capitaine ! C’est Nadège, son petit nom. Y a pas de lézard.

Titus expira :

— Manin, range ta Nadège et envoie les résultats.

— Les résultats ?

— Où tu en es, ce que tu as trouvé.

— Que dalle. Du papy, de la mamie, de l’infirmière, de l’auxiliaire vieillesse, rien d’autre.

Titus chercha la juste formulation :

— Deuxième leçon mon p’tit Manin : n’appeler la hiérarchie que pour lui donner des informations. Ou du moins un peu d’espoir.

Silistri lui rendit le Népal.

— Justement, hésita la voix de Manin, pour parler d’espoir…

Titus plaqua sa main contre le téléphone.

— Excuse-moi, Joseph, il a encore à apprendre. Pour parler d’espoir, mon p’tit Manin ?

— Je voudrais vous poser une question. Mais je sais pas si…

— Si quoi ?

— Si je peux, si ça va pas vous…

— Question de flic ou question personnelle ? Si c’est personnel, tu t’assois dessus.

— Non, ça serait plutôt une question de flic, enfin je crois, je…

— Alors dégaine.

— Pardon de vous demander ça, capitaine, mais…

— Troisième leçon, Manin, si tu dégaines à cette vitesse t’es mort.

— Vous avez vérifié, chez Lapietà, si ses sondes y étaient encore ?

Titus marqua un temps. Il se revit suivre Ariana dans la salle de bains, ouvrir le placard qu’elle lui désignait, y trouver deux paquets de sondes Pioralem, un neuf et un autre fraîchement entamé. Il y manquait les quatre de l’avant-veille, jetées dans une poubelle à clapet qu’on n’avait pas encore vidée. Ariana l’avait ouverte du bout du pied.

Manin s’affolait :

— Pardon de vous demander ça, capitaine, je veux pas que vous croyiez que je voudrais vous apprendre le métier, ce genre de… Y a le respect quand même, vous comprenez… c’est…

— Tu as posé la bonne question, Manin. Mon silence c’était de la surprise. Oui, j’ai vérifié. Elles y sont. Un bon point pour toi.

Il y eut une autre hésitation. Titus en profita pour repasser le joint à Silistri. En le récupérant Silistri demanda :

— Tu ne nous trouves pas un peu démodés, à nos âges, de tirer comme des mômes sur ces… ?

— Traditionnels, plutôt. Des hommes de tradition, je dirais. Qu’est-ce que tu disais à propos du bouquin de Coudrier ?

— Coudrier s’appuie sur Malaussène. L’innocence même, non ? Et pourtant, logiquement le coupable idéal, toujours. Il devrait être en taule à perpète si on s’en tenait à la cohérence. Coudrier a formé des générations de flics grâce à Malaussène. Il dit…

Mais Manin avait retrouvé la parole :

— Excusez-moi, capitaine, j’entends que vous causez avec quelqu’un, je voudrais pas déranger…

— Non, non, je t’écoute.

— J’ai peut-être une idée quand même. Enfin je crois… Une chance sur mille, mais…

— Un soupçon d’idée, alors ? Vas-y, mon p’tit Manin, le soupçon c’est mon gagne-pain.

— Pas au téléphone, capitaine, enfin si ça vous embête pas… Faut que je vous montre un truc. En fait, un type… un mec qui…

— Où es-tu ?

Manin dit où il était.

— Tu comptes une demi-heure et je suis là.

Avant de refermer la portière de la voiture, Titus se pencha sur Silistri :

— La cohérence, Joseph, c’est quand tout est fini. Dis-lui ça au patron, qu’il n’écrive pas pour rien.

Il s’éloigna, puis revint sur ses pas.

— Ah ! Au cas où ça t’intéresserait, notre petite Talvern est au courant pour l’opération pharmacies. De ce côté je suis couvert.

*

Combien de tonnes de béton et de verre ça représente, toute cette légèreté ? En matière d’architecture on ne fait pas plus lourd que le fluide. C’était ce que se disait le capitaine Adrien Titus en émergeant sur l’esplanade de la Défense. EDF, Technip, Égée, Mazars, Alstom, Ariane, Com’Square, Sofitel, Allianz, Opus 12, il débarquait en plein bottin financier et se demandait ce que le petit Manin pouvait bien foutre entre ces tours. Ça clignotait autour de lui : congrès, séminaires, bureaux high-tech, cocktails, réceptions, piscines en altitude, vues imprenables sur les Champs, tout le clinquant du sérieux. Manin, mon p’tit Manin, où ce que t’es allé te fourvoyer ? Le portable vibra dans la poche de Titus.