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— Tu peux me montrer jusqu’où Delage l’a suivie ?

*

Il fallait traverser l’esplanade qui maintenant grouillait : bureaux qui se vident, RER qui avale. Puis ils descendirent dans le métro (vendeurs de fruits à la sauvette, relais de presse, plainte lointaine d’un dàn-cò vietnamien). Manin prit à gauche avant les tourniquets et ils plongèrent par un escalier en colimaçon vers le centre de la Terre : un puits de béton gris. Luminosité en baisse, parfum d’urine en hausse.

— C’est en bas qu’elle l’a allumé, en arrivant à l’A14, indiqua Manin.

— Il lui avait sauté dessus ?

— Pas eu le temps. Elle était en embuscade.

— Elle a attaqué comme ça ? Sans déclaration de guerre ?

— Comme ça. Elle se l’est fait direct.

— Pauv’ Delage.

Ils étaient arrivés à une sorte d’antichambre de l’autoroute. On entendait la circulation sans voir encore les véhicules.

— Voilà, c’est ici que ça s’est passé.

— La fille était seule, tu es sûr ? Pas de renfort ?

— Toute seule, capitaine. C’est ça qui lui fout les glandes à Youssef ! Au début, il a voulu me faire avaler qu’ils étaient une dizaine de lascars mais j’ai poussé un peu l’interro et il a fini par cracher que non ; elle était seule.

— Pas de spectateurs ?

— S’il y en avait eu, les images seraient sur la Toile.

Une espèce de parking — relents de benzine brûlée passablement imbibés d’ammoniac — propice au viol vite fait bien fait, pensa Titus. J’avais oublié que tout ce bazar financier était monté sur pilotis. Et que ça chlinguait autant, par là-dessous.

— Merci, mon p’tit Manin, t’as pas perdu ma journée.

— De rien, capitaine.

— Ah ! Un dernier truc.

Titus enleva son manteau de pur cachemire.

— Passe-moi ton imper et prends mon pardingue.

Manin s’exécuta sans poser de question. On transféra les papiers, l’argent et les portables.

— Tu y gagnes, Manin. Mais pour une nuit seulement. Demain on refait l’échange. Allez, rentre chez toi, allonge ta Nadège et ne m’appelle pas avant que je t’appelle.

Manin s’en voulut mais il ne put retenir la question qui le travaillait.

— Capitaine…

— Question de flic ou question perso ?

— …

— …

— La petite Rosbif, vous la connaissez ?

Titus hésita une seconde. Mais il avait misé sur Manin.

— J’ai mis sa mère en taule quand tu étais petit.

— Qu’est-ce qu’elle avait fait ?

— Rien. Je m’étais gouré. Un excès de cohérence…

— Un quoi ?

— Laisse tomber. Va te coucher. Dernière leçon de la journée : un bon flic se couche tôt.

12

Fin d’été dans mon Vercors. Robert et moi avons passé la journée à botteler sous le soleil de septembre. Est-ce encore de notre âge ? Le monde agricole a beau s’être automatisé, les travaux des champs restent les travaux des champs, peu reposants. Et la poussière de paille éternuante. Aussi n’étais-je pas d’humeur à encaisser les récriminations d’Alceste quand, en fin d’après-midi, Mick et Dédé nous l’ont amené, à la lisière de la forêt.

— À vous la liberté, Alceste, ai-je dit, en lui montrant le tas de meules sur la remorque de Robert. Il y a une planque pour vous là-dedans. Elle est parfaitement sûre. Robert va vous descendre avec son tracteur par la départementale 76. Dans trois quarts d’heure Bo et Ju vous récupèrent au lieu-dit Chamaloc et vers deux heures du matin vous finissez la nuit chez vous, à Paris, dans votre lit.

Alceste a jeté un regard navré sur l’édifice de paille :

— Vos solutions sont romanesques, Malaussène, c’est-à-dire complètement connes. Je ne monterai pas là-dedans.

J’ai essayé la patience :

— Pendant l’été quarante-quatre ce romanesque a sauvé un certain nombre de personnes moins regardantes que vous.

— Une famille entière en un seul voyage, même, a précisé Mick. Les Frisés n’y ont vu que du feu.

Alceste ne s’est pas laissé émouvoir par l’Histoire.

— Je ne me fourre pas dans le foin. J’ai mes allergies.

— C’est juste un mauvais moment à passer, ai-je dit, la Mercedes des Chinois sera plus confortable.

Robert, Mick et Dédé attendaient la suite. Comment s’expliquent deux Parisiens en cas de litige ? Nous étions promus objet d’étude.

— Combien pèsent ces bottes ? a demandé Alceste.

J’ai levé la tête vers Robert, resté dans sa cabine.

— Deux cents kilos pièce. Avant, avec les anciennes machines, elles faisaient dans les quarante, et c’étaient des cubes.

— Des parallélépipèdes rectangles, a corrigé Mick.

— Dans ma famille, des cubes, a insisté Robert.

— Chacun sa tradition, a convenu Dédé.

— Autrement dit, fit observer Alceste, au moindre cahot, je finis aplati comme une crêpe. Je ne monterai pas là-dedans.

L’heure tournait. Il n’était pas question de rater le rendez-vous avec Bo et Ju. Il fallait conclure. Robert a dû me sentir fatigué parce qu’il est descendu de son perchoir, s’est planté devant Alceste, et a rompu la consigne en lui adressant la parole :

— Hé, Monte-Cristo, tu grimpes dans ta planque vite fait ou à nous quatre on t’y enfonce comme un thermomètre dans le cul d’un épouvantail.

*

Voilà. Mission accomplie. Alceste confié aux Chinois et sa clé USB envoyée à la Reine Zabo, poste restante, pour plus de sécurité. Se méfier des mails, se méfier du papier, se méfier des cyber-nuages. Que la concurrence ne nous pique pas notre gâteau ! Qu’on ne retrouve pas les bonnes pages de Leur très grande faute (c’est son titre, il y tient) dans le supplément littéraire d’un journal trop tôt avant la sortie du bouquin. La bonne vieille clé USB expédiée à la Reine et le fichier d’Alceste effacé quand elle aura récupéré le texte, c’est encore ce qu’il y a de plus sûr. C’est mon métier de penser à ce genre de choses.

Fin de l’été, donc.

Dans deux jours, je remonte à mon tour.

Exercer ledit métier.

Protéger mes vévés, me farcir la énième rentrée littéraire, suivre de près la course aux prix…

Pourquoi ?

Pourquoi ?

C’est la tombée du jour. Julie et moi sommes assis sur notre banc devant les Rochas, Julius le Chien couché à nos pieds, ses babines autour de lui. Julie achève la lecture d’Ils m’ont menti, qu’elle s’est gardé pour l’été… Silence…

Rester ici.

Plus de Paris. Où, par ailleurs, sautent des bombes, où les mitraillettes partent toutes seules.

Regarder tous les soirs le soleil se coucher sur le Grand Veymont.