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Oui… Le reste de mes jours ici, à suivre des yeux le drap de nuit qui rampe chaque soir vers le sommet de cette montagne.

— Julie, qu’est-ce que les esprits distingués ont contre les cartes postales représentant des couchers de soleil, tu peux me le dire ?

Silence.

— Regarde ça : l’insaisissable et saisissant endormissement du monde !

— Hou là !

Julie consent à lever un œil vers le Grand Veymont qui s’endort, mille trois cents mètres au-dessus de nos têtes. C’est un éléphant couché sur le flanc. Les derniers rayons lui font un crépuscule de savane.

— Tu veux savoir ce que les esprits distingués reprochent aux cartes postales chromos, Benjamin ? Écoute la réponse de ton copain Alceste.

Elle feuillette Ils m’ont menti, tombe sur le passage ad hoc et me le lit à voix haute :

Les parents idéaux selon Tobias et Mélimé : médecins du monde, violoncellistes, pilotes de formule 1, chercheurs en physique nucléaire, justiciers écologistes, vulcanologues… Tous exerçaient des métiers « de prestige », comme on dit de ces hôtels où les secrétaires médicales vont se faire croire à l’amour du docteur entre midi et deux. Aucun d’eux n’était postier, instituteur, pharmacien, soudeur, garagiste ou secrétaire médicale, justement…

Frères et sœurs, ça ne vous a pas frappés, cette collection de géniteurs exceptionnels ? Comment se fait-il que pas un de nous ne se soit dit qu’il pouvait aussi bien être un enfant de putain ou, à la rigueur, un rejeton de bonne famille laissé pour compte après accouchement sous X ? N’est-ce pas le modèle d’orphelin le plus courant sous nos latitudes ? Eh bien non ! Nous nous sommes tous crus des descendants de demi-dieux ! Tombés de l’olympe social dans le nid de Tobias et Mélimé ! Ces deux cons nous ont dotés de parents archi chromos — cartes postales à coucher de soleil ! Notez que sur ce point je ne les incrimine pas, ils font partie de ces abrutis innombrables qui croient que le soleil ne se couche que pour le plaisir des yeux.

Julie referme le livre, l’œil sur le Grand Veymont qui s’empourpre :

— Bienvenue au club, Benjamin.

J’avais oublié ce passage.

Mais j’ai bien retenu le reste ; la lutte vaine d’Alceste pour rallier ses frères et ses sœurs à la thèse de la vérité vraie.

Nos parents mythiques n’ont jamais existé, voilà la vérité ! Si vous ne me croyez pas, consultez n’importe quel moteur de recherche. Je l’ai fait pour vous. « Aucun document ne correspond aux termes de recherche spécifiés. » Preuve par le néant ! Nos parents n’étaient pas ces étoiles mortes dont la lumière continuait à nous éclairer par le truchement des histoires de Tobias et Mélimé. Jamais nés ! Point final. Par conséquent, pas d’ascendants ni de descendants ni de collatéraux ! Ni même de nom ! Et c’est peut-être le plus douloureux à admettre. Comme nous les aimions nos « vrais » noms, vous souvenez-vous, frères et sœurs ? Avec quel délice nous les prononcions ! Si pleins de sens ! Si pleins d’être ! Si pleins de vie ! Si pleins de chair ! Si pleins de nous ! Ah ! cette joie de nous appeler par nos vrais noms ! De clamer notre identité ! De ressusciter nos parents en nous appelant ! « Viens ici, mon petit Tassouit. Hein, mon Blinneboëke ? Qu’est-ce que tu dis de ça, Gorbelius ? Attends que je t’attrape Tsirouet ! Gabelin, bougre de mange-tout, finis ton assiette, tu vois bien qu’on débarrasse ! »

Or, personne, jamais, sur cette Terre, ne s’est appelé Blinneboëke, Tassouit, Gabelin, Tsirouet ou Gorbelius.

Cette découverte ne vous frappe pas d’inexistence ? Aucun des attributs attachés à ces noms n’a eu la moindre réalité ! Ni les corps, ni les âges, ni les traits de caractère, ni les métiers. Profession des parents : Violoncellistes, répondais-tu fièrement, Faustine, sur les fiches que les professeurs font remplir en début d’année, tu te souviens ? Vulcanologues, écrivais-je de mon côté. Pilote de course, répondait Mathieu. Et quand certains professeurs s’étonnaient de certaines réponses auprès de Tobias ou de Mélimé, « Chasseurs de chasseurs, qu’est-ce à dire ? », l’explication tombait, toute naturelle :

— Baptiste est un enfant adopté, chère madame, ses parents étaient gardes-chasse en Côte d’Ivoire, dans la réserve d’Abengourou, et nous tenons beaucoup à en préserver la mémoire dans le cœur de l’enfant.

Que répondre à ça ? Aucun professeur n’allait y voir, bien sûr, ce n’est pas le genre de propos qui suscite le doute. Tobias et Mélimé sortaient de l’école sanctifiés. Tout juste si les profs ne leur faisaient pas une haie d’honneur. Je vois encore leurs auréoles ! Très nettement ! Resplendissantes sur leurs deux têtes de cons. Qui pouvait se douter que ces deux images pieuses passaient leur vie à néantiser les enfants qui leur étaient confiés ? Pas à les anéantir (nous étions bien nourris, c’était sans goût comme le reste, mais copieux), à les néantiser, à les remplir de néant ! Des sacs à néant, voilà ce que Tobias et Mélimé ont fait de nous. Délibérément ! Car pour créer ces noms de famille sans famille il a bien fallu qu’ils s’assurent de leur inexistence ! Personne ne devait avoir porté ces noms. Jamais ! Aucun homonyme ! Nulle part ! Or, ce n’était pas une mince affaire, ce genre de vérification, avant l’ère Internet. Tobias et Mélimé ont fait sur nous de la généalogie à rebours. Ils ont assuré notre vide ontologique. En sorte que si la fantaisie prend à l’un de nous d’aller chercher d’où il vient, la seule réponse que nos parents adoptifs aient mise à notre disposition est celle-ci : de nulle part.

*

Et alors ?

Répondit le chœur des frères et des sœurs d’Alceste.

Et alors ?

MARGUERITE : Quel mal y a-t-il à inventer des histoires et des noms ?

FAUSTINE : Nos vrais néanti… néantiseurs, comme tu dis, sont les salopes qui ont accouché de nous sous X.

MATHIEU : Tobias et Mélimé nous ont fait une enfance de rêve que tu présentes comme une enfance de merde.

ADRIEN : Tu t’acharnes tout simplement à détruire l’harmonie familiale.

PASCAL : Écrivain sans imagination, tu nous utilises comme matière première de tes délires mégalomanes.

FAUSTINE : Et paranoïaques.

GENEVIÈVE : Tu es désormais indigne de l’amour que nous te portions.

FAUSTINE : Un des grands bonheurs de ma vie sera de ne plus entendre ton perpétuel prêchi-prêcha.

BAPTISTE : Le seul fils de pute c’est toi. Va te chier.

Propos dûment rapportés par Alceste dans ses interviews, bien entendu.

QUESTION : Ces anathèmes vous touchent ?

ALCESTE : C’est le prix à payer, je l’assume.

QUESTION : Le prix de quoi ?

ALCESTE : Le prix d’une littérature digne de ce nom. En m’injuriant, ils voudraient m’empêcher d’écrire. Or, personne ne peut m’empêcher de rendre compte de ce qui est. C’est cela, écrire. Ça ne doit être que cela. Quel que soit le prix ! Y compris celui de la solitude.

QUESTION : Comment ont réagi vos parents à la sortie de votre livre ?

ALCESTE : À ma connaissance, je n’ai pas de parents.

— Vos parents adoptifs.

— Le couple de menteurs qui m’a abruti ? Comme toujours, par la politique du néant. En faisant comme si ce livre n’existait pas.