Выбрать главу

— Ils ne l’ont pas lu ?

— Ils ne me l’ont pas fait savoir. Ils se vivent comme des victimes, vous comprenez. Ils se croient attaqués. Ils laissent mes frères et mes sœurs monter au créneau à leur place.

— Eux, du moins, vous ont lu.

— Oui… enfin… ils ont dû chercher leurs noms dans le livre et lire les passages qui les concernaient personnellement. Ce ne sont pas de grands lecteurs, vous savez. Voilà un effet secondaire de la cécité où les a plongés le mensonge : ils ne lisent pas. Ils n’ont pas besoin de lumière.

— N’est-ce pas un peu facile d’utiliser le roman pour décider de la vérité des uns et des autres ?

— La facilité, monsieur, c’est de se taire ! La facilité, c’est de ne pas écrire ! La facilité c’est de faire comme si nous n’avions pas vécu ce que nous avons vécu ! La facilité c’est de laisser les aveugles ne pas voir quand nous avons les moyens de leur rendre la vue ! Dans mon cas, ne pas écrire équivaudrait à un délit de non-assistance à fratrie en danger.

*

Et ainsi de suite, de journaux en journaux, de radios en télés, de blogs en sites Web, pendant toute la promotion d’Ils m’ont menti.

Jusqu’au jour où la « fratrie en danger » a réagi. Où les aveugles ont accepté la confrontation avec Alceste dans un débat télévisé. La famille envoie trois représentants : Adrien l’aîné, Faustine la plus entreprenante, et Baptiste le plus jeune, star montante du football. La Reine Zabo et moi déconseillons à Alceste ce genre d’exhibition, Ils m’ont menti marche très bien, pas besoin de cette publicité. Alceste nous envoie paître. Nous ne sommes que des mercantis, lui, il a une cause à défendre.

Titre de l’émission : C pas un drame. On est censé y réconcilier des parties inconciliables.

Public automatique, préchauffé comme un four avant cuisson :

— Lumière rouge, on applaudit, d’accord ?

— D’accooooord !

— Lumière jaune on proteste, d’accord ?

— D’accooooord !

— Lumière verte on rigole, d’accord ?

— D’accooooord !

Essais concluants.

Au premier rang des spectateurs, la Reine Zabo et Loussa de Casamance, qui ont tenu à accompagner leur auteur. Ils sont flanqués de Simon le Kabyle* et de Mo le Mossi*, prêtés par Hadouch* en cas de grabuge. L’escorte, qui s’est pommadée pour la circonstance, fait profil bas. Elle aimerait être ailleurs. Hadouch et moi restons debout au fond du studio, derrière les caméras. Dialogue adjacent et chuchoté :

— Tu fais chier, Ben, tu sais bien que la télé c’est pas notre truc !

— C’est la dernière fois, Hadouch, parole.

— C’est pas parce que j’ai passé une licence de lettres à l’époque où on lisait que tu dois nous embarquer dans ces querelles pseudo-littéraires…

— Ça va, Hadouch, c’est la dernière fois, je te dis ! Pour la protection d’Alceste on est en pourparlers avec les Chinois.

— Les Chinois ? Les Chinois de Belleville ? Bo et Ju ?

— Bo, Ju et leur bande, oui.

— Putain, elle a les moyens, ta patronne !

Fin du dialogue.

Début de l’émission.

Entrée des invités.

L’animateur, dynamique et souriant, hurle joyeusement le nom des participants, qui, applaudis par la claque mécanique, viennent s’asseoir face à un fauteuil vide.

Cela fait, apparaît Alceste, qu’on installe dans ledit fauteuil (applaudissements plus fournis).

L’animateur se fend d’un préambule tonique et joyeux, comme quoi « Vous verrez, C pas un drame », avant de poser les premières questions.

Elles visent à tracer les frontières entre littérature et vie privée. Ça ne donne pas grand-chose : pour la famille tout est intimité, pour Alceste tout est littérature.

Un partout.

J’en profite pour faire la connaissance de ladite famille. Des « culs propres », aurait dit Jérémy dans son adolescence. (Le concept englobait une tenue vestimentaire irréprochable, une certaine ostentation grammaticale et une forte propension à la sagesse majoritaire.) Impossible d’imaginer que, trois mois plus tard, ces consciences limpides précipiteraient Alceste dans la tombe de leur père avec le projet de l’y enterrer vivant.

L’animateur change de sujet. Il demande joyeusement à Alceste ce qu’il a contre les contes.

ALCESTE : Rien.

ANIMATEUR : Ce n’est pas ce qui ressort de la lecture de votre ouvrage !

ALCESTE : Je n’ai pas le souvenir qu’on nous ait dit des contes, dans notre enfance.

ANIMATEUR (bouche ouverte, yeux écarquillés) : Enfin, quoi, je veux dire, ces histoires que vous racontaient vos parents avant de vous endormir, c’étaient des contes !

ALCESTE : Ce n’étaient pas mes parents et ce n’étaient pas des contes. C’étaient des mensonges qui tendaient à nous faire prendre notre vie familiale pour ce qu’elle n’était pas.

Première réaction de Faustine :

— Absolument pas ! C’était leur façon de nous enchanter !

ALCESTE : Les mensonges ne m’enchantent pas.

Applaudissements de la salle.

Intervention d’Adrien, quadragénaire à la voix posée, aux traits fins, aux doigts longs et transparents :

— Si Tobias et Mélimé avaient voulu nous mentir, ils nous auraient dit que nous étions leurs propres enfants. Ils ne se seraient pas donné la peine de nous imaginer des parents de rêve.

ANIMATEUR (hilare tout à coup, son regard écarquillé prenant ostensiblement le public à témoin) : D’un autre côté, il aurait été difficile à madame votre mère de cacher tant de grossesses à ses aînés !

La salle éclate de rire.

Faustine sort de ses gonds :

— Il n’y a pas de quoi rire ! Nous ne sommes pas venus nous donner en spectacle ! Nous sommes ici pour défendre l’honneur d’un couple qui a consacré sa vie à élever dans la joie et l’abnégation des enfants qui n’étaient pas les siens !

Fin des rires.

ALCESTE (à son frère Adrien) : Si Tobias et Mélimé avaient voulu nous dire la vérité, ils nous auraient appris qui étaient nos vrais parents, tout simplement. (Un temps.) Ce que moi, je vais faire, je vous le promets, mon œuvre est loin d’être achevée.

ADRIEN (calmement) : Qui te le demande ? Ceux qui nous ont abandonnés à la naissance et qui n’ont jamais fait le moindre effort pour nous retrouver ? Ou nous, qui ne voulons pas entendre parler d’eux ?

ALCESTE : Ni vous, ni eux, ni moi, ni même la loi : la vérité, tout simplement. La réalité, si tu préfères. Mon œuvre n’a partie liée qu’avec la vie telle qu’elle est. Et vous devriez m’en remercier.

BAPTISTE (ironique) : Ton œuvre… T’en remercier… Non mais on rêve, là !

ALCESTE (presque tendrement) : Mon œuvre qui fait de vous des personnages de roman, Baptiste, mais des personnages réels, quand dans la vie vous continuez à vous comporter comme les êtres de fiction imaginés par Tobias et Mélimé.

ADRIEN : Tout de même, tout de même, des êtres de fiction qui se sont mariés, qui ont fait des enfants, qui exercent des métiers, qui paient des impôts…

ALCESTE : Et qui racontent à leur progéniture les mêmes mensonges sur leurs grands-parents, et qui exercent des métiers qui ont tous à voir avec le mensonge ou le néant.