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Gouverner c’est distraire.

Le téléphone a sonné à la seconde où, debout à mon balcon, j’éternuais sur les flonflons de la ville.

C’était Malaussène.

— Bien arrivé, Alceste ?

— Avec une rhinite carabinée, comme prévu.

Je me demande pourquoi je le laisse m’appeler Alceste. Cette fausse complicité n’a pas lieu d’être. Mais il est juste de dire que je supporte très bien les surnoms qu’il donne aux autres auteurs du Talion : avoir appelé Coriolan* ce mégalo de Schmider ou Lorenzaccio ce faux-derche de Ducretoy, ce n’est pas mal vu. Alceste, moi ? Après tout, pourquoi pas ? Enfant déjà je le trouvais plus honorable que Philinte.

— Vous trouverez de la cortisone dans le tiroir de la salle de bains, a répondu Malaussène. Avec des antihistaminiques en comprimés.

Et il y est allé de son ordonnance :

— Deux pulvérisations dans chaque narine, vous allez dormir comme un bébé. Si ça persiste, au réveil ajoutez-y de la cortisone, mais en comprimés cette fois, je vous ai fait un petit assortiment. À boire avec votre café. Vous allez péter le feu !

Puis, il a demandé :

— L’appartement, ça va ? La vue vous plaît ?

*

Quand Alceste a raccroché j’ai laissé mon œil vaguer sur les roses trémières que caressait le clair de lune. Elles ont une fois de plus poussé où elles voulaient, développé des robes inattendues, du blanc rosé au pourpre noir en passant par des jaunes incongrus et des bleutés arachnéens. Robes de bal ou chemises de nuit, avec leurs feuilles mitées elles ont tout envahi, mes impériales guenilleuses. Il n’y a que la nuit pour les assagir. Sous le clair de lune on les croirait presque de la même couleur. Certaines années, elles refusent de pousser ; ces étés-là elles me manquent presque autant que les enfants.

Qui ne monteront plus guère ici, eux, il faut bien l’admettre. Sauf quand ils voudront à leur tour se débarrasser de leur progéniture.

Cet été, j’ai dû me contenter de leurs skypes. Leur vie en images… Leur présence pixélisée… C’est déjà ça. Cette énergie vitale, quand même ! Ces regards qui y croient… Sumatra, Mali, Nordeste brésilien… Tout à l’heure encore, Mara farceuse, dans une robe thaïe, cambrée comme une parturiente :

MARACUJA : Et si je ramenais un p’tit orang-outang dans mon tiroir, qu’est-ce qu’il en dirait mon tonton préféré ?

MONSIEUR MALAUSSÈNE (un verre d’eau à la main, trinquant à ma santé) : À la tienne, vieux père, ça coule ! On a trouvé la nappe phréatique à soixante-dix-huit mètres, c’est relativement peu profond. Je te dis pas la fiesta ! Tout le village était là. Ils ont bu comme si on avait percé le tonneau. On dirait qu’ils sont complètement stone.

C’EST UN ANGE (voix paisible, comme les dunes de sable qui, derrière lui, gondolent l’horizon) : Je n’ai rien à te dire aujourd’hui, mon bon oncle ; comme tu vois (il me montre le sable), je suis désert.

Pourquoi me manquent-ils tant, ces sacs d’illusions ? Partir semer « le bien » aux trois coins du monde, je te demande un peu… Comme leur enfance a glissé vite sur notre Vercors de silex et de vent ! Auraient-ils grandi plus lentement si nous avions passé tous nos étés à Belleville ou si je les avais emmenés s’agiter dans un quelconque shaker à touristes ?

D’un autre côté, est-ce une heure pour se poser ce genre de questions ?

Dormons.

16

— Bon, Titus, je t’écoute.

La juge Talvern décollait sa moustache avec des précautions de philatéliste. Assise à sa coiffeuse, elle encourageait le capitaine Adrien Titus, debout derrière elle dans le reflet du miroir.

— Allez, accouche !

Trois transformistes dans la même journée, se disait Titus, c’est quand même beaucoup. La Claudia Cardinale de Sergio Leone, la jeune Anglaise au duffel-coat, et maintenant la juge Talvern occupée à redevenir Verdun Malaussène… Qu’ont fait aux femmes les hommes de ce pays ?

La juge Talvern se méprit sur le silence du capitaine.

— C’est si difficile à dire ?

Elle se décapait à grands coups de coton. Elle dissolvait le faux gras de sa peau. Elle s’aidait même d’une sorte de spatule. Titus voyait, comme une toile qu’on restaure, le visage de Verdun réapparaître sous le maquillage de la juge. Sa seconde peau dégringolait en copeaux flasques dans une assiette creuse. C’était parfaitement dégueulasse. Être au courant de cette métamorphose quotidienne était une chose, y assister en était une autre. Le capitaine Adrien Titus restait là, plus que muet, sachant ce qu’il savait. Ce qu’il avait à dire à cette femme n’était pas facile à entendre. Il aurait préféré s’adresser à la juge Talvern qui le vouvoyait à l’oral et à l’écrit plutôt qu’à Verdun Malaussène qu’il connaissait depuis qu’elle était enfant et qui lui dit tout à coup :

— Je sens encore la merde, Titus. Va voir Ludovic, il nous a préparé du café. Je me douche et je vous rejoins.

Elle laissa choir son peignoir et passa sous la douche. Elle était si menue, débarrassée de ses oripeaux ! Dans l’espèce de holster où la promenait feu l’inspecteur Van Thian quand elle était bébé, elle n’était pas plus grosse qu’une cigale et, adolescente, Titus l’avait vue prendre son bain dans un lavabo.

Avant qu’il ne sorte, elle cria :

— Tu as prévenu Joseph ? Il vient ?

*

Le divisionnaire Joseph Silistri avait reçu le SMS du capitaine Adrien Titus à deux heures du matin, juste au moment où, les poings en sang, le visage tuméfié, il s’effondrait sur son lit. Quelle bagarre, bon Dieu ! Sans lui, les mutinés de LAVA auraient lynché Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès. Les CRS étaient arrivés trop tard. Pourparlers absurdes. Silistri avait alerté le ramier qui avait transmis la demande de renfort mais s’était entendu répondre — « par un vulgaire colonel, Silistri ! » — qu’on ne soustrait pas une unité affectée au bouclage d’une cité pour aller régler une négociation salariale. L’état d’urgence, mon cher. Les Compagnons Républicains de Sécurité verrouillaient onze blocs d’un quartier voisin où perquisitionnaient les limiers de l’antiterrorisme. Le ramier avait dû grimper jusqu’au ministre pour qu’on expédie une compagnie au divisionnaire Silistri. Quand les casqués-bottés étaient enfin arrivés, Silistri et ses hommes (deux, pas un de plus) étaient largement débordés. Les furieux de LAVA avaient envahi le bureau directorial. Gonzalès avait perdu son pantalon en essayant de sauter par la fenêtre, Ménestrier sa chemise et toute espèce de dignité, lunettes émiettées, Ritzman avait le nez en sang, et Vercel cherchait à s’accrocher aux jambes du divisionnaire Silistri. Silistri y allait de la tête et des poings mais il était tombé dans une bande dessinée : plus il en assommait, plus il en arrivait. Ils lui sautaient dessus de tous les côtés. Des gars qui défendaient leur gagne-pain, leurs droits, l’avenir de leur progéniture, leur honneur, le devenir de l’entreprise française, leur passé et tout le reste. Je vais crever ici, s’était dit Silistri, putain de Dieu je vais crever pour la survie de la haute finance ! Il avait bondi sur un bureau et tiré trois balles dans le plafond.