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Brusque saisissement sous la pluie de gravats.

Que Silistri avait mis à profit pour gueuler :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Vous voulez leur mort ? C’est facile, je peux les flinguer moi-même !

Il s’était baissé, avait saisi André Vercel par le collet, l’avait hissé sur le bureau et lui avait ventousé le canon de son arme contre la tempe.

Paralysie générale.

— C’est ça que vous voulez ? Dites-le encore une fois et je les fume tous les quatre !

Le fait est que depuis un bon moment la horde des LAVA souhaitait cette quadruple mort. On le criait dans les couloirs, on le hurlait en enfonçant la double porte du bureau, on le gueulait encore en sautant sur Silistri et ses hommes.

Eh bien, apparemment, on ne la voulait plus, cette mort.

Les données avaient changé.

Le canon du commissaire divisionnaire sur cette tempe de grand patron…

Silence.

Qui n’était pas celui de la réflexion.

Ni du doute.

Mais d’une certitude horrifiée.

Ce type allait le faire.

Ce flic fou allait faire sauter quatre têtes de la grande spéculation financière.

Les lourdés de LAVA en avaient perdu la respiration.

Ils voulaient bien la mort du spéculateur mais pas ici, pas sous leurs yeux, pas maintenant, pas dans ces conditions, pas avec projection de cervelle. Ils voulaient bien la mort mais dans un certain respect de la vie.

Or, ils en étaient persuadés, si un seul d’entre eux gueulait une fois de plus « À mort les administrateurs ! », ce commissaire divisionnaire, debout sur ce bureau, les abattrait tous les quatre, Vercel, Ménestrier, Ritzman et Gonzalès.

Du coup, ils se tenaient là, à ne savoir que faire. Les deux autres flics, passablement cabossés eux aussi, semblaient congelés dans le même silence.

— Alors barrez-vous, conclut Silistri. Sortez tous ! Et tout de suite !

Ce qu’ils avaient fait, à reculons, absolument démunis, toute colère tombée, réclamant le silence à ceux qui, restés dans le couloir, ne savaient pas encore ce qui se passait à l’intérieur de la pièce. Et tous avaient reflué, entraînés par le même ressac. Ils n’étaient plus que commentaires chuchotés, et c’est quand ils s’étaient retrouvés dans la cour que les CRS leur étaient tombés dessus : fumigènes, flash-balls, canon à eau, matraquage, arrestations, comparutions immédiates, toute la gamme.

*

Rendez-vous aux Fruits de la passion, avait écrit Titus à Silistri. Il avait précisé : Pas à l’orphelinat, en dessous, à la boulangerie. Ils y étaient à présent. Ludovic leur avait préparé le café.

Gervaise tamponnait ecchymoses et griffures sur le visage de Silistri.

— Menacer de mort les quatre administrateurs de LAVA ? Tu as l’intention d’abréger ta carrière, ou quoi ?

— Je leur ai sauvé la peau. On allait tous y passer.

La boulangerie de l’orphelinat sentait le travail de nuit. De la pâte levait dans des fours, du chocolat mitonnait quelque part, les apprentis mitrons pétrissaient.

Ludovic servit le café. Son autre main, couverte de farine, désigna le plafond :

— Ils dorment, les nouveaux ?

— La musique les a un peu excités, répondit Gervaise, mais ça y est, ils dorment. Clara leur a fait une projection.

Un mitron posa les croissants sur la table. Il se serait bien attardé mais Ludovic lui fit signe de retourner au fournil.

Il avait encore la cafetière à la main quand Verdun, surgie de nulle part, lui sauta dessus, l’escalada, lui ébouriffa le crâne, cueillit un baiser en redescendant et se trouva assise devant un bol de café noir, le teint rose et son kimono de soie pourpre complètement enfariné.

Elle sourit à Titus :

— Alors ?

Titus montra son croissant.

— Jamais la bouche pleine.

Autant nous empiffrer avant qu’ils sachent ce que j’ai à leur dire, se disait-il, après plus personne n’aura d’appétit pendant dix ans.

À Gervaise, qui pansait maintenant les phalanges de Silistri, Verdun demanda :

— Comment va Nelson ?

— Je lui ai donné un bon bain et une tisane de sauge. Il dort, je crois. De toute façon, une fois au pieu, il n’en sort plus, ce gosse. Il a un énorme déficit de plumard. Dis-moi, il a vraiment crevé l’œil de Balestro ?

— C’est ce que dit l’hôpital des Quinze-Vingts.

Deux heures trente du matin. La tête plongée dans leur bol, on eût dit que la juge, les deux flics, le boulanger et la patronne de l’orphelinat fêtaient la fin heureuse de quelque chose.

Quelqu’un dit :

— Benjamin ne va pas tarder à arriver, non ?

— Demain soir, confirma Gervaise.

— Et Julie ?

— Elle fait un détour chez Coudrier, répondit Verdun. Il a besoin d’elle, il écrit ce bouquin, là, tu sais, sur l’innocence Malaussène.

— Sur l’obsession de la cohérence comme source d’erreur judiciaire, corrigea Silistri. Benjamin n’est que l’exemple sur lequel s’appuie la démonstration.

Ils entendirent un bruit de cavalcade au-dessus de leur tête.

Ludovic tapa du poing au plafond :

— Micha ! Kapel !

Le chahut cessa aussitôt. Deux corps se jetèrent sur deux lits à ressorts, puis plus rien.

Taper au plafond sans même se hisser sur la pointe des pieds. Une fois de plus, Titus fut sidéré par la taille du boulanger.

Sur quoi, Ludovic rejoignit les mitrons au fournil. Il leur apprenait à pétrir à la main. Ne jamais mégoter sur l’huile de coude. Ilin, le coude ! Il montrait ses deux coudes : Daouilin, grondait-il dans son breton souterrain. Dans le pétrin jusqu’aux coudes, les gars ! Comme d’habitude, evel boaz. Et pourquoi on se paierait pas un pétrisseur électrique ? Une machine ? Parce que si tu n’en trouves pas en rentrant dans ton pays, tu pourras faire ton pain avec tes mains. Pareil si on te coupe l’électricité. Là était toute la philosophie de Ludovic Talvern : les mains. Il montrait sa main droite aux garçons et aux filles, il répétait : Dorn ! Il levait ses deux pognes et grondait : An daouarn ! Les jeunes faisaient oui de la tête, les mots bretons revenaient suffisamment souvent pour qu’ils les retiennent. Daouarn, c’est ainsi que les orphelins de Gervaise Van Thian surnommaient Ludovic Talvern. Daouarn : les mains. Il leur apprenait tout ce qu’elles peuvent faire : redresser les murs d’une maison bombardée, la couvrir, la peindre, la carreler, l’éclairer, la chauffer, y faire le pain : daouarn.

— Et nos explorateurs, demanda Gervaise, quand rentrent-ils ? Avec l’arrivée des nouveaux, Ludovic aurait quand même besoin d’un petit coup de main.

— Mara et Sept arrivent demain et Mosma lundi soir, répondit Verdun. C’est ce qu’ils ont skypé à Benjamin.

— Bon, je vous laisse, dit Gervaise en se levant. Il faut que je jette un œil aux nouveaux, si par hasard ils se réveillaient… Ils ne doivent pas être très rassurés quand même. J’aimerais…

— Reste, demanda Titus.

Elle le regarda avec surprise.

— Reste, Gervaise, assieds-toi, je t’en prie.

Voilà.

Le moment était venu.