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On ne peut pas reculer indéfiniment devant l’obstacle, ce serait faire la course à l’envers. Titus plongea les yeux dans son bol vide, prit sa respiration, releva la tête pour les regarder tous, et dit ce qu’il avait à dire :

— Maracuja, Monsieur Malaussène et C’Est Un Ange sont ici.

Flottement.

— Ici, à Paris ?

— À Paris.

— Ils sont rentrés ? demanda Gervaise.

— Ils ne sont jamais partis.

Tous les bols s’étaient posés sur la table.

Titus attendit encore deux ou trois secondes, puis :

— C’est eux qui ont enlevé Lapietà.

Difficile d’interpréter le silence qui s’installa. Il n’y eut personne pour s’exclamer quoi ? Non ? Sans blague ? Tu déconnes ? On était tout simplement au-delà de la stupeur.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda finalement Silistri par pur automatisme.

— Je dis que la nouvelle génération Malaussène a kidnappé Georges Lapietà, et j’ajoute qu’ils l’ont fait sous la direction de son fils, le surnommé Tuc. C’est le chef de la bande.

— Tuc ? demanda Gervaise.

— Travaux d’Utilité Collective. Tu te souviens ? Lapietà était à l’origine de cette brillante idée en quatre-vingt-quatre, quand il était ministre, les travaux d’utilité collective… Dix ans plus tard, quand son gosse est né et qu’il a commencé à grandir, gentil comme tout, aidant tout le monde, Lapietà lui a filé ce surnom, pour amuser la galerie. Aujourd’hui, Tuc revendique son surnom haut et fort. Il s’en est fait un pseudonyme. La collectivité, ça lui parle.

— Où est leur planque ? demanda Verdun.

— Dans un atelier de musique sous l’esplanade de la Défense.

La masse enfarinée de Ludovic réapparut, une deuxième cafetière à la main. Mais cette fois il retourna au fournil sans remplir les bols.

— Ils relâcheront Lapietà dimanche, après que Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès auront remis le chèque à l’Abbé sur le parvis de Notre-Dame.

— Pourquoi ont-ils fait ça ? demanda Gervaise.

— À cause de Benjamin, répondit Titus.

À cause de Benjamin ? Comment ça à cause de Benjamin ? Qu’est-ce à dire, à cause de Benjamin ? C’est à peu près ce qui se lisait sur les visages.

— Ils comptaient vraiment passer leurs vacances dans le caritatif estampillé, expliqua Titus, ils avaient pris contact pendant l’année avec diverses associations, en Indonésie, au Mali, au Brésil, mais Benjamin leur a fait un tel portrait des ONG qu’ils ont changé d’avis. Ils ont décidé de « se rendre vraiment utiles », Mara dixit (Mara qui est ma filleule, je vous le rappelle en passant).

Suivit un long silence de digestion. Quand Verdun l’interrompit, ce fut d’une voix intermédiaire. Pas encore celle de la juge Talvern, mais plus tout à fait celle de Verdun Malaussène. Une intelligence en embuscade :

— Peut-on savoir comment Lapietà a pris la chose ?

— Lapietà ? répondit Titus. Georges ? Tu le connais, c’est le genre de type à se rouler dans la confidence comme un chien de ferme dans la fosse à purin. Il a beaucoup parlé. Les gosses l’ont enregistré.

— A-t-il su d’entrée de jeu que c’était son fils ?

Non, Lapietà n’avait pas compris tout de suite qui l’avait enlevé. Il lui avait fallu chercher, d’abord. Quelques heures. À voix haute. Les gosses avaient tout enregistré.

— Tu veux écouter ?

V

CE QUE LAPIETÀ AVAIT À DIRE

« Je suis comme l’or, moi, moins il en reste, plus c’est cher. »

Georges Lapietà

17

Georges Lapietà s’était réveillé dans une pièce étanche aux sons, murs et plafond capitonnés, porte de coffre-fort parfaitement verrouillée, le tout flottant dans une pâle lueur de néon. Une paupière s’ouvrant après l’autre, il avait observé les alentours en laissant se dissoudre le nuage qui lui embrumait l’esprit.

— J’ai vu un orang-outang se réveiller comme ça, au Jardin des Plantes, chuchota Maracuja à l’oreille de Tuc. On lui avait fait une injection de médétokétamine avant de le soigner.

Une fois la brume tout à fait dissipée et la situation parfaitement évaluée, Lapietà s’était dit, bien sûr, qu’on l’observait. Il avait eu un sourire las.

— C’est quoi, cette pièce ? Un studio ? De radio ? Un truc du genre ? Vous m’écoutez, alors ? Eh bien puisque vous m’écoutez, on va causer !

Et il s’était mis à parler.

— Bon, je ne sais pas à quel type de crétins je m’adresse mais je vais vous réciter votre catéchisme.

Huit oreilles écoutaient cette voix qui reprenait du poil de la bête.

— Pour commencer, article 224-1 du code pénal : arrêter une personne sans ordre des autorités constituées, la détenir ou la séquestrer : vingt ans de réclusion criminelle ! Vingt ans de placard, vous m’avez entendu ?

Non seulement Mara, Sept, Mosma et Tuc entendaient Georges Lapietà, mais ils l’enregistraient et le filmaient.

— Toutefois, selon les deux premiers alinéas de l’article 132-23, si la personne séquestrée est libérée avant le septième jour, la peine est réduite à cinq ans et l’amende à soixante-quinze mille euros. Un tarif dégressif, en quelque sorte. Une remise pas négligeable.

— Pas stressé pour deux sous, dis donc, fit observer Mosma.

— Je peux même te dire qu’il doit prendre un pied féroce, souffla Tuc.

— J’ajoute à titre personnel, continuait Lapietà, que si vous me relâchez maintenant et que je ferme ma gueule, il ne vous arrivera rien.

— Ça, c’est la carotte, murmura Sept.

— Mais si vous me restituez en mauvais état, une couille en moins ou dans un fauteuil roulant, ça passe à trente ans. Je suis comme l’or, moi, moins il en reste, plus c’est cher.

— T’as pas dû te faire ièche avec un père pareil dans ton enfance, observa Mara.

— On s’est bien amusés, oui, admit Tuc. J’ai juste manqué un peu de silence.

— Ah ! s’exclama Lapietà comme s’il comblait un petit oubli, j’imagine que c’est important pour vous, ça aussi, écoutez bien : si l’otage est détenu pour obtenir une rançon, l’article 224-1 vous punit de trente ans de réclusion criminelle.

— Attends, il connaît le code pénal par cœur ?

— Dans son cas, c’est un bagage nécessaire, confirma Tuc.

— Notez, si vous récupérez une rançon suffisamment copieuse et que vous placez votre pognon judicieusement, continuait Lapietà, les intérêts peuvent peser lourd à votre sortie de cabane.

Un temps.

— D’ailleurs, je m’y connais un peu en placements, je pourrais vous donner un coup de main, moyennant commission bien sûr.

Encore un temps.

— D’un autre côté, l’argent est volatil au jour d’aujourd’hui, va savoir ce qu’il vaudra dans trente ans…

C’Est Un Ange eut tout à coup le soupçon que leur otage parlait ad hominem.

— Il arriverait presque à me faire peur. Tu es sûr qu’il ne nous voit pas ?

— C’est son truc, le rassura Tuc, il a toujours parlé aux gens comme s’il les avait vus naître. Qu’il te connaisse ou pas, aucune importance, de toute façon, à part ma mère, il ne voit personne. Tu serais devant lui qu’il ne te verrait pas davantage.

Il ajouta :

— Et pourtant il reconnaît tout le monde. C’est ce qu’on appelle une intelligence politique.