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— Si j’étais mineur, continuait Lapietà, ça vous vaudrait perpète : article 224-5. Mais ils n’ont prévu aucune majoration pour les vieux. Tout pour les jeunes, comme d’hab’. Saloperie de jeunesse !

— Il est incapable de ne pas s’amuser, expliqua Tuc. C’est ce que ma mère adore en lui.

— Attendez, conclut Lapietà, je vous ai gardé le meilleur pour la fin, l’article 224-5-2 : lorsque l’enlèvement est commis en bande organisée, les peines sont portées à un million d’euros par tête et c’est perpète pour tout le monde.

Silence. Puis :

— Allez, ne faites pas la gueule, je m’arrangerai pour que vous partagiez la même cellule. (Ici, il imite une dispute entre les complices :) Enlever Lapietà, c’est pas toi qui as eu cette idée à la con, peut-être ? Arrête, tu sais très bien que c’est ta faute si ça a merdé ! Avec ce genre de conversation pendant trente années incompressibles, vous n’allez pas vous ennuyer, mes amis…

*

— C’est moi, qu’il commence à ennuyer, dit Verdun en coupant le dictaphone. J’écouterai le reste seule.

Silistri demanda :

— Comment les gosses ont-ils fait pour tromper Malaussène avec leurs skypes ?

— Ça ne doit pas être un problème pour Sept, répondit Verdun. C’est lui qui m’a tout appris en matière d’informatique.

— Ils ont un studio d’enregistrement dans leur planque, expliqua Titus. Avec décors, costumes, projections de paysages et tout ce qu’il faut. Verdun a raison, Sept est le roi de l’incruste, un as de la transparence. Sur un écran il peut te faire croire n’importe quoi, qu’il pêche le saumon au pôle Nord ou qu’il bronze au milieu du Sahara. Quand je suis arrivé, Mara était habillée en robe thaïe. Elle venait de skyper avec Benjamin.

Un temps, il ajouta :

— Benjamin qu’ils ne veulent pas inquiéter, soit dit en passant.

Il hochait une tête qui n’en revenait pas.

— Oui, le plus dingue c’est qu’ils kidnappent un mec du calibre de Lapietà en souhaitant réellement ne pas inquiéter Benjamin !

Question de Silistri :

— Et comment comptaient-ils le libérer, ces petits cons ?

— Comme ils l’ont enlevé, en l’endormant et en le déposant incognito quelque part. Tuc suggérait les bords de Marne. Avec sa canne à pêche et son bermuda, ça lui aurait fait un réveil impressionniste. Ensuite, Mara, Sept et Mosma auraient fait semblant d’arriver dans leurs aéroports respectifs. Ils se sont même fait des UV dans leur planque, genre retour des tropiques. Tu verrais Mara ! Benjamin a promis à Mosma d’aller le chercher à Roissy, lundi soir.

Curieusement ces nouvelles anodines alourdirent le silence qu’avaient installé les nouvelles désastreuses.

Le capitaine Adrien Titus leva un œil égaré sur Verdun :

— Qu’est-ce qu’on fait, madame la juge ? On les arrête ou on les sort de là ? On les planque jusqu’à la remise de la rançon ?

Verdun fit non de la tête.

— Il n’y aura pas de remise de rançon.

Elle revit nettement l’abbé Courson de Loir debout devant Notre-Dame : « La Charité ne saurait se nourrir de l’argent du crime ! » Elle revit les yeux flamboyants de l’Abbé.

— L’Abbé refusera de toucher cette rançon. Question de principe.

C’était donc ça, ces images à répétition pendant l’interrogatoire de Balestro : une invasion malaussénienne ! Verdun revit la buse jouer au Saint-Esprit et réentendit la phrase qui avait éclos dans sa tête : « Tu vas voir qu’elle va piquer le chèque, cette conne ! » Du Maracuja tout craché. Comme s’ils m’envoyaient des signaux du fond de leur planque, se dit-elle. Verdun ne croyait pas aux messages subliminaux et pourtant il fallait bien admettre que pendant l’interrogatoire de Balestro son esprit avait été saturé de phrases familiales : « Trop balaise, Balestro ! » Ça, c’était du Mosma. Monsieur Malaussène parlait la langue de son père et de son oncle Jérémy, cette branche lexicale de la famille. Jouer avec les mots… Prendre le langage pour un jeu… Et quelle langue parlait C’Est Un Ange ? Depuis toujours, il semblait à Verdun que Sept ne parlait pas. Il modulait plutôt. Son premier cri avait été une sorte de chant. Un chant si protecteur et pourtant si vulnérable… comme ces mélopées de baleines qui, paraît-il, apaisent la famille sur toute la surface des océans et dans leurs plus obscures profondeurs… Sept le consolateur… Sept était le fils de Clara et de Clarence*, aucun doute là-dessus.

Verdun entendit — venue de très loin — la voix de Titus :

— Verdun !

Relayée par celle de Gervaise :

— Verdun…

On était habitué aux longues plages de silence où Verdun se perdait. On la sortait rarement de ces comas ; c’était s’exposer à rallumer le regard du bébé qu’elle avait été.

Gervaise insista pourtant.

— Verdun, il faut prendre une décision.

Lentement, elle revint à eux.

— Titus, demanda-t-elle, comment s’appelle ce jeune chauffeur avec lequel tu as travaillé, ces jours derniers ?

— Manin.

— Débrouillard ?

— Pas manchot.

— Discret ?

— Je lui ai donné quelques leçons. Il assimile vite.

— Dis-lui de se procurer une camionnette qui puisse embarquer tout ce monde, retourne à la Défense et ramène-moi la bande au complet. Ici, à la boulangerie. Joseph, dit-elle à Silistri, accompagne-les, je serai plus tranquille.

— Et Lapietà ?

— Oh ! celui-là…

À croire qu’en un quart de seconde elle venait de relire tout le dossier Lapietà.

— Celui-là, je le veux avec eux.

18

La voici maintenant, la juge muette, objet de toutes les admirations et de tous les sarcasmes, de toutes les craintes et de tous les respects, la voici, nue dans son lit, son corps de gamine attendant la blanche apparition du boulanger Talvern, le pieu poudré du colosse Talvern qui sonnera l’heure du réveil. Mais elle ne dort pas. Pis, elle partage son lit avec un autre homme. Pis, elle s’est glissée dans la voix de cet autre. Les écouteurs d’où jaillit le flot de cette parole lui font une tête de mouche, comme jadis les tampons de feutre dont la coiffait l’inspecteur Van Thian pour lui protéger les oreilles pendant les séances de tir. À voir le regard de ce bébé chou-fleur planté au cœur des cibles, nul ne s’étonnait que l’inspecteur Van Thian vidât tous ses chargeurs dans le mille. Verdun, viseur de Thian, les collègues y croyaient dur comme fer.

Eh bien, c’est ce même regard qui, cette nuit, écoute le monologue de Lapietà.

L’incessant monologue de Lapietà.

Cet homme est-il né en parlant ?

Cet homme n’en finira-t-il donc jamais de parler ?

Assis dans sa geôle capitonnée, il a pris la parole. Il s’est saisi du verbe, comme un lutteur qui ne lâchera pas. Il parle seul mais s’adresse à quelqu’un. Il ne sait pas à qui ; peu lui importe. Il s’est mis en tête de trouver qui lui a fait ça. Après avoir présenté l’addition pénale à ses ravisseurs, il passe ses troupes en revue : les déçus de Lapietà, les innombrables à qui, d’une façon ou d’une autre, il a fait payer le prix fort et qui, aujourd’hui, pourraient avoir en tête de réclamer le dédommagement d’une rançon :

Une rançon…

L’idée l’amuse :

— Parce que vous imaginez que quelqu’un va lâcher un rond pour me faire libérer ? Qui ? Une rançon ? Contre quoi ? Contre un Lapietà tout vivant déboulant à nouveau dans leurs combines minables et leurs conseils d’administration véreux ? Je suis un casseur de vaisselle, moi, les plus vieux squales de la finance en savent quelque chose. On lâche pas un kopeck pour un casseur de vaisselle ! Trop contents que vous les ayez débarrassés de moi ! Vous allez faire la tournée des popotes ? Cent briques et on vous rend Lapietà ? Vous aimez faire rire ? On vous filera le double pour me garder, oui ! Le triple pour m’éclater la tronche. Et plus encore si vous me restituez en boîte. Ma femme, peut-être ? Vous comptez rançonner ma femme ? Faire chanter l’amour ? Alors là, mes chéris, l’amour, vous allez en atteindre le sommet ! On est peu chanteurs dans la famille. Pas nés pour obéir à des maîtres. L’amour, c’est qu’elle ne paiera pas ! La preuve absolue de l’amour, c’est qu’elle lâchera pas un flesch ! Parce qu’elle sait que je le supporterais pas ! Ça vous la coupe, hein ? Ça donne matière à réflexion, j’admets… Enfin, pas à vous… Ce genre de sentiment ne peut pas germer dans votre genre de cervelle…