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Les yeux ouverts dans l’obscurité, la juge filtre les mots de cette voix. Peu lui importe le discours, elle est en quête de mots. L’aura-t-elle suffisamment entendue, cette voix de galets roulants qui charrie les arguments comme autant de béliers, ce flot de convictions qui brise les résistances, entraîne les adhésions, suscite tous les espoirs, inspire toutes les craintes, ce Niagara ininterrompu que jamais ne ralentissent le doute, la plus petite peur, la moindre retenue. Si bien qu’entre les oreilles de la juge Talvern, ça roule, ça gronde, ça percute, c’est plus que torrentiel, c’est un barrage qui libère un océan, c’est ouvert depuis les premiers mots prononcés par cet homme dans la vie et ça ne tarira qu’avec son dernier souffle… La juge connaît si bien cette logorrhée… ces flots lui sont si familiers… elle l’a si souvent convoqué, Georges Lapietà ! Elle s’est si souvent plantée dans ces eaux-là !

Plantée.

Restée droite.

Sans jamais se laisser emporter.

Sans même ployer.

Entre eux deux, c’est, depuis des années, parole contre silence.

Une fois pour toutes la juge a déployé un filet dans les flots du torrent Lapietà. Elle attend que certains mots s’y prennent. Elle laisse passer tout ce que le courant charrie de protestations d’innocence, de menaces apocalyptiques, de confidences conjugales, d’histoires drôles, de considérations politiques, de cours ex cathedra :

— Au lieu de fouiller mon passé en me faisant perdre mon présent, laissez-moi vous servir ma conception de l’avenir, cela vous sera utile, jeune femme !

« Jeune femme »…

Elle laisse passer.

Et les cajoleries esthétiques :

— Savez-vous qu’à y bien regarder vous n’êtes pas si vilaine ? Or, croyez-moi, je m’y connais en matière de beauté !

Elle laisse passer.

Et les invitations à déjeuner :

— Bon, on y est depuis quelle heure, là ? Il est temps de casser la croûte, non ? Venez, je vous invite, on remet ça à notre retour. Cette semaine j’ai tout le temps devant moi.

Tout cet amusement…

Elle laisse passer.

Elle n’est plus que ce filet invisible solidement arrimé dans le flot Lapietà,

où parfois se prend un mot.

Petit à petit les mots épars délimitent un territoire, comme ces pastilles noires et blanches qui pleuvent sur le jeu de go. Territoire encore énigmatique, mais il faut faire confiance au lexique… Vient un moment, toujours, se dit la juge, où le nombre des mots épinglés — toute syntaxe mise à part — finit par vous dessiner un homme.

Lapietà…

Sa part de silence.

Je cherche son arpent de silence.

Autour de quel noyau de silence cet homme parle-t-il ?

Quel trésor cache le silence du bavard ?

Revenons à nos moutons, ma vieille, lui souffle Verdun, tu t’égares en généralités… Tu ne l’écoutes plus. Qu’est-ce qu’il raconte, là ? Écoute un peu. Qu’est-ce qu’il est en train de dire ?

Là ?

Maintenant ?

Georges Lapietà s’adresse à un syndicaliste.

— Je sais que tu m’en veux, Dosier ! De t’avoir empêché de faire ton nid dans tant de boîtes ! Mais sois réaliste, mon ami. Combien de troupes, ton syndicat ? Hein ? Pas même une brigade. Qu’est-ce que tu représentes ? Rien d’autre qu’une centrale devenue sa propre finalité. Tu n’es que toi, Dosier, rien ! Rien et pourtant nuisible ! Parce que chaque fois que tu l’ouvres c’est un investisseur qui se barre ! Tu n’es pas foutu d’encarter le plus exploité des esclaves mais par ta faute tous les patrons de la planète imaginent les Français syndicables jusqu’au dernier, ce qui leur suffit pour aller planter leurs choux ailleurs. Tu n’es rien, Dosier, mais tu es la ruine de ta patrie !

Il est juste de dire que la juge Talvern s’endort parfois pendant une tirade, sa journée a été longue. C’est un éclat de voix dans le casque qui la réveille.

— Vercel, si c’est toi qui m’as fait enlever, c’est une connerie de plus dans le chapelet de conneries qui a fait de toi le con foireux et le cocu que tu es ! Tu gueules sur tous les toits que je t’ai roulé mais j’ai acheté ton canard au prix exact où tu l’as effondré, mon pauvre André ! D’ailleurs comment t’y es-tu pris pour dégoûter tant de lecteurs en si peu de temps ? La crise, je veux bien, le Net, d’accord, mais il faut un Vercel pour une prouesse pareille ! T’as un secret ? Et tu veux quoi ? Que je t’embauche dans la nouvelle structure ? À quel poste ? Combien de temps ? Payé à plastronner ? Non, c’est par la concurrence que je dois te faire engager, mon pauvre André, je vais te glisser chez eux et tu vas y jouer la bombe humaine. Quel que soit le job qu’ils te fileront, en trois mois d’exercice tu auras coulé le journal et ils me le vendront à l’euro symbolique, ça te va ?

La juge Talvern et Verdun Malaussène s’endorment dans le grondement des flots. C’est le hic avec les hâbleurs : quelle que soit la puissance de leur organe, on s’habitue, ils engendrent la monotonie, ça finit toujours en ronronnement de matou sur un sofa moelleux.

Puis, la juge se réveille en sursaut. Ça hurle dans sa tête :

— Tu as triché Paracolès ! Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Que je vous décore, toi et les quatre ou cinq tocards qui t’ont suivi ? Votre salaire ne vous suffisait pas ? Il vous fallait la lune ? Tout le monde les connaissait vos combines à deux balles. Même Balestro avait pigé, c’est dire ! Et il a refusé d’en croquer ! C’est pourtant pas un prix de vertu, celui-là ! Ta combine était foireuse, Para. T’étais le seul à ne pas t’en rendre compte. J’aurais dû quoi ? Acheter un club pourri et attendre de tomber avec vous dans le panier des flics ? Me faire bannir de la galaxie football, comme on dit ? Tu sais pourtant qu’on ne peut pas tirer une chasse d’eau sans que les traqueurs le sachent ! Tu crois qu’ils n’ont pas prévenu la Fifa ? Tout le monde savait que tu trempais, mon pauvre. La Fifa a préféré que j’achète le club et que je te vire pour éviter un scandale de plus. C’était la condition du rachat. Et puis tu t’imagines que c’est ça, l’avenir du foot ? La triche ? Putain de Dieu, à quoi tu penses ? Les tricheurs de chez nous sont des gagne-petit. Il faut être chinois pour tricher vraiment ! Il n’y a que les Chinois pour savoir en faire une industrie. Et encore ! Les Chinois d’aujourd’hui vont flinguer leurs tricheurs, pauvre con ! Les Chinois d’aujourd’hui investissent colossalement dans le foot mondial, l’archi rentable, infiniment plus juteux que la triche. Paracolès, tu devrais me remercier de t’avoir lourdé. Parti comme tu l’étais, tu aurais fini par les croiser, les Chinois, et je n’aurais pas aimé te retrouver en rouleau de printemps dans mon assiette…