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Les Chinois…

Le mot s’est pris dans le filet de la juge… les Chinois… Le mot résiste au courant. Capturé par les mailles. Les Chinois, pense la juge en piquant du nez. Pourquoi les Chinois ? Balestro, oui, dans les mailles depuis longtemps… La galaxie football… Lapietà le patron… son club… Balestro l’agent… La vénération un peu jalouse du second pour le premier… Et Paracolès… oui, dans la déposition de Balestro… « J’ai fait quarante pour cent sur Paracolès. » Mais les Chinois ?

La juge sombre à nouveau. Combien de mécontents Lapietà passe-t-il en revue pendant cette plongée ?

À un moment donné, il s’adresse à d’éventuels hommes de main. Il ne peut pas imaginer que les minables qu’il vient de sermonner aient fait le coup eux-mêmes. Ils ont forcément engagé des professionnels. Qu’il met en garde contre la malversation :

— J’espère que vous avez palpé le toutim d’un seul coup, les gars, parce que du reliquat, y en aura pas ! Je peux même vous dire…

L’argent, pense la juge en marge du monologue. L’argent… On achète toutes sortes de choses, des boîtes, des immeubles, des journaux, des clubs de foot, des yachts, des tueurs, mais le premier argent ? D’où vient le premier argent, celui qui a rendu ces achats possibles ? C’est la seule vraie question qu’elle se pose concernant Georges Lapietà : sous combien de couches de mots cache-t-il son premier argent ? Elle ne s’est jamais demandé autre chose. Quel genre de trésor protège son noyau de silence ?

Encore un petit coma. La juge n’y est plus. Verdun pas davantage. Toutes deux coulent de nouveau dans le tourbillon hypnotique du verbiage devenu berceuse. Ça s’endort.

C’est un changement de ton qui les ramène à la surface. Lapietà déroule le générique de fin sur un autre ton.

Il dit,

très tranquillement,

il dit que, de toute façon, il va mourir. Pas dans dix ans, non, pas la semaine prochaine, non, ici même, maintenant, sous leurs yeux. Il ne dit pas de quoi. Vous ne saurez pas de quoi je meurs ! Il dit juste comment. Il dit que dans cinq ou six heures commencera le processus d’agonie. De telles douleurs qu’il craint pour la sensibilité de ses geôliers. Et ça risque de durer. Il va mettre un certain temps à mourir. La nuit, le jour suivant, une autre nuit peut-être. Ils le verront se rouler par terre, se taper la tête contre les murs, appeler sa mère — non, sa femme —, gueuler son tourment à tue-tête, sans pour autant leur donner le moindre renseignement sur ce qui le tue, et finalement se recroqueviller sur lui-même comme sous une douche insecticide. Et voilà, ils auront le cadavre de Georges Lapietà sur les bras.

19

— Évidemment, il a pigé que son fils était dans le coup dès que les sondes sont arrivées ?

— Tout juste.

— Réaction ?

— Il s’est sondé. Les mômes ont cessé de filmer pendant qu’il le faisait.

Cette conversation entre Titus et Silistri se déroule devant le domicile du jeune Manin, à deux heures et quarante-cinq minutes du matin, dans la voiture de Silistri. Ils l’attendent.

— De camionnette ou de fourgon, capitaine, j’en ai pas, a dit Manin au téléphone. Et j’ai pas de copain qui en ait.

— Démerde-toi, Manin. Tu as dix minutes.

C’est plus compliqué que Titus ne le croit. À peine a-t-il raccroché que Manin s’est trouvé précipité en plein film. Dans une scène qu’il a déjà vue au cinéma, en tout cas. Et dans les séries américaines, françaises, anglaises, allemandes ou scandinaves que Nadège et lui regardent pendant le week-end… Séquence inévitable dans un polar dont le héros est flic. La femme qui le somme de choisir entre son métier et elle. C’est la partition que lui joue Nadège. Abandonnée au lit à trois heures du mat ? Il croit qu’elle va supporter ça ? Tu me prends pour qui ? Je compte pour quoi ? Et quand on aura des gosses ? Il objecte qu’elle connaît pourtant les obligations d’une enquête, elle a collaboré à la recherche des pharmacies, non ? C’était de jour ! Pas de police la nuit, alors ? Dans ce cas je viens avec toi ! Oublie ça, tu peux pas monter au feu si t’es pas keuf. C’est là qu’elle pose l’ultimatum : Si tu sors, c’est toi que je vais oublier, et plus vite que tu le crois ! Ça devait arriver, se dit Manin. C’est le cinéma qui le lui a prédit et ça arrive. Le débat s’envenime. Comme à l’écran. On dirait que ça a été écrit à l’avance. Manin trouve la vie péniblement ressemblante. Il s’habille tant bien que mal. N’oublie pas de lui rendre sa serpillière, à ton capitaine ! Nadège jette à Manin le manteau de Titus. De toute façon tu finiras là-dedans toi aussi. Apparemment, elle nourrit le plus grand mépris pour les hommes en cachemire, c’est une vision d’avenir qui la débecte. Elle le hurle. Sa fureur lui donne le courage de voir Manin ouvrir la porte. Elle pleurera après, une fois la porte refermée. Manin sort. Il ne sait pas s’il obéit au capitaine ou s’il suicide leur amour. Dehors pour toujours. Ça vous a un côté adieu au jardin d’Éden. Dehors, la vie attend Manin, avec sa navrante complexité. Il s’y précipite, dans un mélange de désarroi et d’excitation extrêmes.

— C’est lui, ton Manin ? demande Silistri.

Manin déboule à la porte de son immeuble. C’est lui, oui. Il rentre sa chemise dans son jean, il serre sa ceinture, il cale son holster, il porte le manteau de Titus sur le bras. Il regarde sa montre. Il jette un œil à sa fenêtre, troisième étage à gauche de l’entrée. Pas de Nadège au balcon. Il regarde droit devant, la bagnole de Silistri.

— On est repérés.

— Il va vite, oui.

Manin fait signe qu’il en a pour une minute.

Il enfile le manteau de cachemire, en boucle la ceinture, et le voilà perché sur le marchepied d’un combi VW. Penché sur la serrure il glisse une tige voleuse dans la rainure de la vitre côté chauffeur. Sitôt fait sitôt ouvert. Le fourgon couine mais il muselle l’alarme aussi sec.

— Pourvu qu’il ne salope pas mon pardingue dans son bricolage, souffle Titus.

Bon, pense Silistri, résumons-nous : nous allons soustraire à la loi une bande de kidnappeurs, les trimballer avec leur otage dans un véhicule volé par un fonctionnaire de police pour les planquer dans un orphelinat, le tout sur ordre d’une juge d’instruction qui n’a aucune intention d’en référer à qui que ce soit.

Pour penser à autre chose, il demande à Titus :

— Non, je veux dire, comment a-t-il réagi vis-à-vis de son fils ?

— Qui ça ?

— Comment, qui ça ? Lapietà !

— Il lui a parlé, comme à tous les autres. Des heures de monologue. Tout est enregistré. Il a cherché à comprendre. Tout le monde veut comprendre la jeunesse. Mais c’est pas ça, la question intéressante.

— C’est ?

— Pourquoi les jeunes Malaussène se sont embarqués là-dedans.

— Tu as la réponse ?

— Oui.

La tête de Manin a disparu sous le tableau de bord du combi. Il bidouille l’allumage, pense Silistri. Ça n’a aucun rapport mais Silistri se revoit collant son arme de service sur la tempe de Vercel. À y repenser, le plus sidérant c’est que les mutinés de LAVA aient cru qu’il allait tuer cet homme. Une société où d’honnêtes citoyens, même énervés, croient possible qu’un commissaire divisionnaire abatte quatre chefs d’entreprise pour satisfaire à leurs revendications, non, décidément les choses ne tournent pas rond. Silistri supporte de moins en moins ce début de millénaire.