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— Et ?

— Et quoi ?

— Ta réponse. Pourquoi ont-ils fait ça ? Enlever Lapietà.

— Tu ne vas pas y croire, Joseph.

Les feux du fourgon se sont allumés. Son moteur vrombit. Appel de phares.

— Je suis prêt à tout croire, déplore Silistri en mettant le contact.

Il démarre, fait demi-tour, passe devant le fourgon qui clignote et les suit. Direction la Défense.

— C’est une installation, dit Titus.

— Une quoi ?

— Une installation, une œuvre d’art si tu préfères, comme Hélène et Tanita s’en farcissent toutes les semaines à Beaubourg, à Berlin ou l’année dernière à New York. Rien de crapuleux. L’enlèvement comme un des Beaux-Arts. Pure esthétique. L’œuvre totale, avec pour point d’orgue la remise de la rançon, demain, sur le parvis de Notre-Dame. Grand spectacle. Mais pas que, Joseph. Tuc voulait écrire le rap de la haute finance, aussi. Il savait que son père parlerait dès qu’il se retrouverait seul dans le studio d’enregistrement. Il faut toujours qu’il parle à quelqu’un, ce mec, il faut qu’il convainque. Il ne s’envisage pas sans interlocuteur. C’est son moteur. Ils l’ont enregistré et filmé en connaissance de cause. Il n’y avait qu’à recopier. Le rap de la financiarisation, oui… Et peut-être un long-métrage sur Lapietà débitant ses salades. Tuc voulait filmer le bagout qu’il se farcit depuis sa naissance.

Paris dort. La musique s’est tue. Titus et Silistri roulent sans excès, suivis de Manin au volant du combi.

— Bref, l’œuvre totale, je te dis. C’est très à la mode, en ce moment, n’importe quel connard cause, on le filme et on est dans l’art du vrai.

Je n’y crois pas, se dit Silistri. Je ne veux pas y croire… Foutre un pareil bordel pour une représentation sur le parvis de Notre-Dame et l’écriture d’un rap…

— Le plus jouissif, mon bon Joseph, c’est qu’à force de monologuer Lapietà leur a fourni le texte du rap. Et celui de leur manifeste. Tout est dans son baratin. Les mômes n’ont eu qu’à se servir. C’est lui qui, en cherchant les mobiles de son fils, s’est engouffré dans le politique et leur a parlé de la Constitution de 46, c’est lui qui leur a balancé le pourcentage de Français sous le seuil de pauvreté. Ils se sont contentés de recopier. L’idée de demander le montant du parachute doré comme rançon, c’est Lapietà aussi. Et qu’est-ce que tu comptes demander comme rançon, fiston, le montant de mon parachute ? Il a lâché cette suggestion pour rire. Demander le parachute comme rançon à Vercel, Ménestrier, Ritzman et Gonzalès, ça l’a fait poiler. La gueule des quatre administrateurs ! Bref, le manifeste des ravisseurs c’est Lapietà qui l’a écrit. Inconsciemment bien sûr, mais d’un bout à l’autre. Au fil du monologue, les mômes ont enregistré, coupé, monté, résultat : le manifeste.

C’était, en effet, le pari de Tuc. Laisser aller l’intarissable parole paternelle. Dans des conditions extrêmes elle fournirait le texte, le prétexte, le sur-texte, le sous-texte, l’intertexte, la mise en scène, tout ce qu’il faudrait. Accès direct au subconscient de la haute finance. Quelles qu’en soient les conséquences judiciaires, Tuc revendiquerait son œuvre haut et fort. Quand il n’y a plus rien à espérer d’une société demeure la création !

— Et qu’est-ce que les petits Malaussène sont allés foutre dans cette galère ?

— Ah, ça, il faut demander à l’Amour, camarade !

Ici, ça se simplifie. Maracuja, folle amoureuse de Tuc, le suit les yeux fermés. C’Est Un Ange, le cousin protecteur, suit sa cousine les yeux ouverts. Monsieur Malaussène, qui a la tête sur les épaules, décide de ne pas abandonner ses deux cousins dans cette folie. Et tous les trois pensent que Benjamin a raison : la charité institutionnelle, c’est du pipeau. Les ONG, non. Ils ne vont tout de même pas faire comme les petits-fils de la reine d’Angleterre !

— Voilà.

Voilà.

*

Le combi de Manin sur les talons, ils ont traversé Paris d’est en ouest. L’esplanade de la Défense luit au loin. Titus et Silistri se posent la question inévitable :

— D’après toi, qu’est-ce que Talvern va faire ?

— Écraser le coup, je suppose. Négocier avec Lapietà et sauver les gosses contre son silence.

— Elle a sans doute suffisamment de munitions pour ça, oui… D’un autre côté, s’installer sans remords dans l’illégalité ? Elle ? Tu crois que ?

L’un et l’autre se taisent, partis qu’ils sont en spéléo dans la double tête de la juge Talvern et de Verdun Malaussène. Un fameux dilemme ! Sortir ses neveux de là en se mettant elle-même hors la loi ou les déférer si elle veut rester juge…

— Du Corneille.

— Et nous, demande finalement Joseph, tu crois qu’on fait dans la légalité, là, peut-être ?

Il pose la question au moment où leur voiture plonge sous la Défense.

Ils vont arriver.

Ils arrivent.

— Tiens, dit Titus, à propos de légalité…

C’est que ça gyrophare à tout va devant le studio d’enregistrement, sur l’esplanade de l’A14. Des éclaboussures bleues contre les murailles de béton. Deux voitures de police et un fourgon sont en stationnement. On a tiré une herse sur toute la largeur de la voie pour couper la circulation. Un gendarme à mitraillette fait signe à Silistri de stopper. On les a doublés. La BRB est arrivée avant eux. On a envoyé une escouade faire la cueillette à leur place. Deux flics à cagoule et brassard poussent sans ménagement deux silhouettes au dos courbé dans le fourgon de police. Ils les ont menottés et leur ont collé des sacs-poubelle sur la tête.

— Putain, dit Silistri, ça ne peut pas se passer comme ça.

Il sort de la voiture, sa carte de flic haut brandie :

— Hé, les gars, y a maldonne, on était avant vous sur ce coup-là !

Pour toute réponse le gendarme lui lâche une rafale de mitraillette dans la poitrine. Silistri a la nette sensation d’être coupé en deux. Les impacts propulsent son corps sur le capot de sa voiture. Quatre coups de feu répondent à la rafale du gendarme, dont la tête explose. C’est Manin qui a riposté. Dans le même temps, il crie :

— Faites gaffe, capitaine, c’est pas des keufs.

Deux faux flics font grimper aux trois autres otages l’escalier de fer qui relie le studio à l’esplanade. Cagoulés eux aussi. Brassards BRB eux aussi. Sacs-poubelle eux aussi sur la tête de leurs otages. Au bruit de la fusillade les prisonniers ont le réflexe de se laisser tomber à terre. Ils roulent jusqu’au bas de l’escalier. Leurs ravisseurs hésitent. Ils dégainent, les visent en criant quelque chose, mais Titus ouvre le feu sur eux. Une épaule est touchée. Un flingue tombe, qui dégringole les marches. Cascade métallique. Le deuxième faux flic de l’escalier riposte aussitôt pendant que deux autres types profitent de la diversion pour se ruer vers le cadavre du pseudo-gendarme qu’ils tirent par les pieds et jettent dans le fourgon. Titus et Manin en profitent pour contre-attaquer. Titus est sorti par l’autre côté de la voiture. Il défouraille avec deux pistolets, à présent, son P5 et le Glück de Silistri qu’il a trouvé dans la boîte à gants. Treize cartouches dans l’un, quinze dans l’autre, il tire en avançant sur l’ennemi. C’est l’armada en pleine action. Autour de lui sifflent les balles de Manin qui le couvre. Des portières claquent, des moteurs rugissent. Un type de plus est touché, qui pousse un cri de douloureuse surprise. Ça riposte pour le principe mais c’est déjà en fuite. Hurlements des moteurs et de la gomme. Et, très vite, ça disparaît. Ça a duré vingt secondes, peut-être. Ça n’a duré que vingt secondes.