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VI

LE CAS MALAUSSÈNE

« Aucun doute, ma chère Julie, votre Malaussène est un cas. »

Coudrier

20

Le plus fort, c’est que je n’ai rien su de tout ça. Je n’en parle ici qu’a posteriori. Consigne de C’Est Un Ange : Il ne faut rien dire à Benjamin. Approbation de Thérèse : Tout à fait d’accord, il a suffisamment écopé dans sa jeunesse. (« Écopé », c’est paraît-il le mot qu’elle a employé.) Monsieur Malaussène a suivi le mouvement : Et puis il a assez d’emmerdes comme ça avec ses vévés ! Maracuja a tout simplement décrété qu’elle se tuerait si j’apprenais quoi que ce soit. Et Verdun l’incorruptible, Verdun elle-même a donné sa bénédiction à cette gigantesque menterie familiale. Tout le monde savait dans ma tribu. Clara savait, Louna savait, Jérémy savait, Le Petit (qui me dépasse d’une bonne tête) savait, Gervaise, Ludovic, Théo*, Hadouch savaient, tout le monde savait sauf moi. Même Julie l’a su ! De la bouche de Gervaise. Il semblait à Gervaise qu’en parler à Julie c’était lui confier une vérité qui me revenait de droit, mais qu’on devait me la servir plus tard, quand je serais apte à la digérer. Où Gervaise traçait-elle la frontière de cette aptitude ? À la veille de ma mort ? Quelle idée se faisait-elle de ma capacité à encaisser les faits ? Et pourquoi diable Julie, si réaliste (Benjamin, nous sommes une somme d’intentions et d’actes, rien d’autre ; le nier c’est devenir fou !), a-t-elle marché dans la combine ? Autant de questions qui ont empoisonné bon nombre de mes nuits. Je me disais, on cache la vérité aux enfants parce qu’ils sont trop jeunes et aux vieillards parce qu’ils sont trop vieux. Or, je pouvais difficilement me classer dans la première catégorie.

Bref.

Quant à la façon un tantinet brutale dont j’ai moi-même appris ladite vérité, elle m’aurait été épargnée si les miens me l’avaient administrée par les voies naturelles.

Mais c’est une autre histoire.

Ça intervient plus loin.

Au point où nous en sommes, donc, je ne sais rien. C’est le lendemain de la fusillade, et je ne sais rien.

*

En entendant la rafale, Maracuja s’est laissée tomber, molle comme un chiffon, entre les mains de l’homme qui croyait bien la tenir. Surpris lui aussi par les détonations, l’homme a desserré son étreinte un quart de seconde. Suffisant pour que Mara lui glisse entre les doigts. En roulant sur les marches de fer elle a fauché les jambes de ses deux cousins qui ont suivi le mouvement malgré eux. Tous les trois ont dégringolé jusqu’en bas de l’escalier, leur sac-poubelle sur la tête. L’encagoulé qui poussait les garçons est resté sur ses jambes. Il y voyait, lui.

— On les fume ! a gueulé celui qui était en haut des marches.

Les deux ont dégainé mais l’épaule du premier a été touchée par la balle de Titus et son arme lui a échappé. L’autre est monté à la rescousse.

— Merde, regarde, ils ont eu Gérard !

Riposte.

Contre-attaque.

— On s’arrache !

Courir, cassés en deux jusqu’à leur voiture. Ça ricochait de partout. Béton éraflé, étincelles, miaulement des balles. Au moment où ils atteignent la voiture, un cinglé court vers eux en défouraillant des deux mains.

— Mon pied ! Putain, mon pied !

Juste avant de claquer la portière, celui qui a une balle dans l’épaule s’en prend une autre dans le pied. Y a des jours comme ça…

Contact.

Rugissement.

Ça a duré quoi ? Vingt secondes peut-être. Aucune voiture, aucun témoin… Et un tel silence, soudain !

En bas, la fille aux poignets fins s’est défaite de ses liens. Elle a arraché son sac-poubelle. Avant même de libérer les cousins, elle s’est jetée sur le pistolet qui a rebondi jusqu’en bas des marches et elle s’est mise en batterie, son arme pointée vers la sortie, là-haut.

Sur l’esplanade Titus n’y est plus que pour Silistri :

— Joseph ! Joseph !

Manin saute du combi VW, il fonce vers l’escalier. Trois coups de feu l’accueillent. Deux des trois balles font mouche. Une balle traverse l’épaulette gauche du cachemire, l’autre en coupe la ceinture. Manin sent une brûlure contre sa hanche. Tout juste le temps de se jeter sur le côté. Il ne riposte pas, bien sûr. Il gueule juste :

— Cessez le feu on est des keufs ! Des vrais, cette fois !

— Et ta sœur ? répond Maracuja. Montre-toi, vrai keuf, allez, amène-toi !

— Putain, Mara, je suis avec ton parrain !

De s’entendre prénommée par cette voix qu’elle ne connaît pas intrigue Maracuja. L’évocation du parrain aussi. Mais parrain n’a pas le temps. Parrain a dégagé la herse et chargé Silistri dans sa voiture. En passant devant Manin, parrain hurle juste :

— Emmène-les aux Fruits de la passion !

— Aux quoi ?

Monsieur Malaussène prend le relais :

— Aux Fruits de la passion, t’inquiète, on connaît.

Maracuja a baissé son arme. Elle libère ses cousins. Manin, là-haut, pointe son nez très prudemment.

Trente ans d’amitié perdent leur sang sur la banquette arrière de Silistri.

— Ne pars pas, Joseph, attends-moi, nom de Dieu !

*

Maracuja, C’Est Un Ange et Monsieur Malaussène avaient donc failli se faire abattre la nuit précédente, ils étaient cachés aux Fruits de la passion, et je ne le savais pas. Silistri était entre la vie et la mort et je ne le savais pas. Julie, qui ignorait tout elle aussi, m’avait déposé à la gare TGV de Valence avant d’aller retrouver le vieux Coudrier pour l’aider dans ses travaux d’écriture. Je m’apprêtais à accueillir les enfants, censés revenir des bouts du monde. Après-demain j’irais chercher Monsieur Malaussène à Roissy ! Bonnes nouvelles qui atténuaient la perspective déprimante de ma rentrée professionnelle. Le Vercors et Robert me manquaient déjà mais les enfants allaient revenir. Mes vévés me fatiguaient par avance mais j’allais retrouver Mosma, Sept et Mara. Vivre c’est passer son temps à remplir les deux plateaux de la balance.

J’étais assis dans le TGV, prêt à jeter un œil paresseux au journal du jour. Cette manie qu’a Julie de me faire acheter la presse chaque fois qu’elle me flanque dans un train !

— Le paysage me suffit largement, Julie.

— Un coup d’œil sur le paysage social ne te fera pas de mal.

L’affaire Lapietà faisait la Une. Pas seulement de mon journal mais de tous les journaux de la rame, toutes tendances confondues : « LE MANIFESTE DES RAVISSEURS ». En lettres considérables. Curiosité émoustillée, les voyageurs se reportaient à la page où s’étalait ledit manifeste. Moues scandalisées, commentaires vengeurs (mais que fait la police ?)… Rares, les sourires. C’est le genre de texte à la lecture duquel chacun prend ses mensurations. Moi, je me disais que ça ressemblait à une pétition d’étudiants (un type d’étudiants dont on croyait le moule cassé depuis une trentaine d’années). La référence au préambule de la Constitution de 46 me touchait. Le couplet sur l’opposition charité / solidarité retint mon attention. L’idée de faire supporter à notre gouvernement prétendument socialiste « le ridicule du premier enlèvement caritatif de l’histoire de notre justice » m’amusait. Le happening sur le parvis de Notre-Dame était prometteur. Seulement, me disais-je, si les auteurs de cette farce se font gauler — ce qui me paraissait inévitable —, ils vont salement morfler. En période de grande lâcheté on fusille les joyeux intrépides. Cette perspective suffit à me faire retourner au paysage. Là-bas, à mon est, le massif du Vercors défilait comme un adieu. Je repensais aux injonctions d’Alceste : « Le vrai courage, Malaussène, c’est de redescendre dans la vallée. Se farcir l’Homme, voilà le sacrifice absolu ! »