Выбрать главу

Eh bien nous y étions.

Planqué juste derrière moi entre mon siège et la cloison du wagon, Julius faisait le mort. L’aptitude de ce chien à s’effacer n’est pas le moindre de ses dons. Il est des circonstances où Julius disparaît complètement. Parmi elles les voyages SNCF. Aplati comme une crêpe il se fond dans le gris de la moquette. Invisible, le chien. Tout juste s’il respire. En conséquence, pas de supplément à payer. Ne reste que son odeur. Généralement, on me l’attribue. Du coup, pas de voisins non plus. Sauf ce soir-là. Le gars qui était assis à côté de moi ne semblait pas du tout incommodé. C’était un grand costaud, tatoué, cheveux gris, nuque raide et rase, peau tannée, profil d’aigle, œil fixe, blouson de cuir. La soixantaine inoxydable. Devait trimballer sa Harley-Davidson dans sa valise. Curieusement, il avait des mains d’enfant et une Légion d’honneur punaisée à son blouson. Lui aussi s’était plongé dans la lecture du manifeste. Il lisait sans moufter. Il n’essayait pas d’engager la conversation. Ce qui convenait à mon désir de paysage.

Lequel paysage, passé la frontière de la Drôme, m’endort toujours.

Roupiller dans le train, au cinéma, au théâtre ou en lisant est une volupté dont je ne me prive jamais.

Ce ne fut pas le contrôleur qui me réveilla, mais un éblouissement. Ça crépitait autour de moi. Flash sur flash. Un véritable peloton d’exécution. Je me suis réveillé en sursaut, la main devant les yeux. Mon cœur battait l’alerte. Mon voisin me prit le bras :

— Excusez-les, mon fils, c’est pour moi.

Mon fils ?

En effet, c’était lui que fusillait la meute des photographes.

— Monsieur l’Abbé, regardez par ici !

— Un sourire, monsieur l’Abbé !

— Ici, l’Abbé, ici !

Jusqu’à ce que se pointe une équipe de télé.

— Tirez-vous, les paparazzi, laissez-nous bosser, maintenant !

Une caméra, une bonnette comme un blaireau empalé, un présentateur archi connu dont j’avais oublié le nom mais qui prononça celui de l’abbé.

L’abbé Courson de Loir, nom d’un chien !

En personne.

Et en seconde classe.

Pas reconnu, je dois dire. J’avais dû voir sa photo une ou deux fois dans ma vie.

PRÉSENTATEUR : Alors, demain, sur le parvis de Notre-Dame, cette rançon, monsieur l’Abbé ?

COURSON DE LOIR (voix grondante de métro souterrain) : Le parvis de Notre-Dame fut une scène médiévale, ce n’est pas une raison pour en faire un cirque contemporain.

PRÉSENTATEUR : Est-ce à dire que vous n’y toucherez pas le chèque de la rançon ?

COURSON DE LOIR : Ni là ni ailleurs. La Charité ne saurait se nourrir de l’argent du crime. (Oui, la phrase exacte dont Verdun m’affirmera plus tard qu’elle avait résonné dans sa tête pendant l’interrogatoire de Balestro.)

PRÉSENTATEUR : Refuser la rançon n’est-ce pas hypothéquer dangereusement la libération de Georges Lapietà ? Voire menacer sa vie ?

COURSON DE LOIR : C’est surtout ne pas me comporter en complice de ceux qui l’ont enlevé. Vous trouvez que j’ai une tête de receleur ?

PRÉSENTATEUR : Dès lors, comment imaginez-vous la suite des événements ?

COURSON DE LOIR : Je laisse à la police le soin de l’imaginer.

PRÉSENTATEUR : Mais…

COURSON DE LOIR : Fin de l’interview. Maintenant faites la quête parmi votre équipe et dans le reste de la voiture, j’ai mes œuvres.

Le présentateur rit jaune. Au lieu d’aller quêter, il s’adressa à moi, qui gardais obstinément les yeux rivés sur la campagne filante. Il me colla la bonnette sous le nez. Je reçus sa question sous une douche de lumière.

— Et vous monsieur, que pensez-vous de l’affaire Lapietà ?

Merde alors !

Lui répondre que je n’en pensais rien ? Que je refusais d’y penser ? Que je préférais paysager ? Que ma sœur était la juge d’instruction préférée de l’otage ? Le prier de remballer son attirail et d’éteindre son projo, qu’il m’éblouissait et que je haïssais la télé ? C’est évidemment ce que j’aurais dû faire. Au lieu de quoi, je m’entends encore répondre :

— Je pense aux familles.

PRÉSENTATEUR : Aux familles ? À la famille Lapietà ? Aux familles des otages en général ?

MOI : Plutôt à celles des ravisseurs. Pour l’instant elles ignorent sans doute ce qu’ont fait ces jeunes gens mais ce sera terrible pour elles quand ils se feront prendre, ce qui me paraît inévitable.

PRÉSENTATEUR : Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit de jeunes gens ?

MOI : Le contenu du manifeste ! Connaissez-vous un seul adulte, surtout parmi nos politiques, capable de témoigner aujourd’hui d’un tel degré de conscience sociale ?

Mais ta gueule, pauvre con ! Qu’est-ce qui te prend ? Ferme-la ! N’oublie pas que tu t’en fous. Tu te prends pour Alceste ou quoi ? Auprès de qui cherches-tu à en installer ?

En fait, je me suis surpris à ne pas pouvoir m’empêcher de répondre  ! Comme n’importe quel abruti sous le nez duquel on tend un micro. J’étais français, quoi. J’avais mes opinions, quoi. C’était la télé, quoi.

Flairant une polémique possible, le présentateur revint à Courson de Loir.

PRÉSENTATEUR (ironique) : Monsieur l’Abbé, qu’en pensez-vous ? Compatissez-vous au sort des preneurs d’otages, vous aussi ?

Courson de Loir, qui s’était replongé dans son journal, le rabattit brutalement.

— La quête, je vous ai dit ! Et, pour votre pénitence, dans toutes les voitures de la rame !

21

Le reste de la nuit, c’est des larmes et du sang. Les larmes de Maracuja à peine assise dans le combi de Manin. Les larmes muettes de Mara jusqu’au petit matin et le sang de Silistri jusque sous la pédale d’accélérateur écrasée par Titus. Là aussi des phrases de film :

— Putain Joseph, ne pars pas, reste avec moi !

Maracuja pleure son Tuc. Les salauds qui se sont fait passer pour des flics de la BRB ont enlevé le père et le fils. Tuc et Lapietà. Ils avaient l’intention d’enlever les trois cousins avec mais le sort en a décidé autrement.

Ce que hurle Titus sur son portable c’est qu’il arrive avec Silistri.

— Préparez tout, Postel*, on arrive !

À l’autre bout du fil on lui répond que c’est impossible, qu’on est à la retraite.

— Depuis deux ans, Titus !

Titus dit qu’il s’en fout, qu’il arrive, qu’il arrivera peut-être avec un mort.

— Je vous ai vu ressusciter des morts, docteur.

— J’étais outillé pour, à l’époque !

Mara se maudit d’avoir joué les chiffons mous entre les mains du type qui la tenait. Elle n’aurait pas dû se laisser tomber dans l’escalier de l’atelier mais le grimper quatre à quatre et courir avec la bande jusqu’à la voiture, ne pas abandonner Tuc, mon Dieu, Tuc, que peut Tuc sans elle, que peut Tuc contre de pareilles ordures, ils ont failli nous descendre, ils ont collé une lame de cutter sous le nez de Tuc quand Lapietà a refusé de les suivre. Ils lui auraient vraiment coupé le nez !