— Comment je m’appelle, Joseph ? hurle Titus en enquillant les feux rouges, comment je m’appelle ? J’ai paumé mon nom, tu peux bien me dire comment je m’appelle, tu peux me rendre ce service, merde ! Comment je me nomme, Joseph ?
C’est aussi cette nuit-là que la parole de Lapietà poursuit son cours tumultueux entre les oreilles de la juge Talvern. Il parle à son fils à présent, il fait l’éloge des fonds de pension.
— C’est ce que tu te dis, Tuc, hein ? Que ton père dynamite notre système de retraites en prospérant sous la bannière des fonds de pension ! Eh bien c’est vrai, figure-toi ! Et au nom de la plus belle justice, encore ! À bas la retraite et vive les fonds de pension ! Laisse-moi te raconter l’histoire de Pandora McMoose, fiston, qui va sur ses cent quatre ans dans son cottage du Wyoming. Le vieux McMoose a investi dans les fonds de pension en 1925. Quatre ans avant la crise de 29. Toutes les actions se sont effondrées, comme tu le sais, puis tout est remonté, le couple McMoose avec, comme un bouchon flottant sur l’histoire financière des États-Unis d’Amérique. Aujourd’hui, Pandora (elle est veuve depuis trente-six ans) palpe cent cinquante mille dollars par an ! Une retraite de douze mille cinq cents dollars mensuels. Ce ne sont pas les impôts de ses enfants ni de ses petits-enfants qui la financent, cette retraite, ce sont les fonds de pension de Pandora et du vieux Moose ! C’est leur pognon à eux, pas celui de leurs mômes. Gloire aux McMoose, fiston, qui n’ont pas mis leur progéniture sur le tapin pour s’offrir une douce vieillesse ! Ce que tu t’apprêtes à faire, toi, au nom du sacro-saint principe de la retraite à la française !
Bien entendu, Georges Lapietà ignore que la progéniture de Tuc — son petit-fils ou sa petite-fille — est déjà en route dans le ventre de Maracuja. Personne ne le sait, d’ailleurs. Même pas Mara. Dans l’esprit de Maracuja, leur enfant n’est encore qu’un désir. Silistri perd le sang de sa vie quand la vie prospère incognito sous la robe thaïe de Maracuja. Un enfant ? avait blagué Tuc, un joli bébé pour assurer notre retraite ? Allez hop !… Tuc manque à Maracuja. De l’enfant à venir il avait dit aussi : Il sera notre présent puis notre passé. La voix de Tuc manque à Maracuja dont les larmes redoublent.
— Ne venez pas chez moi, dit Postel à Titus qu’il vient de rappeler, foncez à la morgue du quai, vous y trouverez l’infirmier Sébastien*, il est au courant. Je serai peut-être déjà arrivé. Je suis en route.
Virage sur les chapeaux de roue, direction la morgue du quai.
— Décrivez-moi les blessures.
Ce que Titus fait tant bien que mal. Mais ça grésille, ça glougloute et finalement ça coupe.
— La morgue du quai, Joseph, ça te rappelle rien ?
C’était là qu’en son temps le docteur Postel-Wagner démontait les morts et rafistolait les vivants. Il y accouchait, même, parfois. Titus et Silistri lui avaient servi d’infirmiers pendant quelques jours.
— Joseph, dis-moi que tu t’en souviens ! La morgue de Postel-Wagner ! C’est là qu’est né Monsieur Malaussène, Mosma, le fils de Benjamin, tu te rappelles ?
— Les Fruits de la passion, qu’est-ce que c’est, demande Manin à ses passagers, un hôtel ?
— Un orphelinat, répond C’Est Un Ange en berçant Mara, recroquevillée autour de sa future retraite.
Manin n’en revient pas de voir pleurer sans fin cette fille qui, il y a peu, lui tirait dessus avec un.45, cette fille qui, pour tout dire, a failli le tuer. Sa hanche le brûle. Il se demande si la balle a entamé le gras ou l’a juste éraflé. En tout cas, c’est sa première blessure de guerre et elle lui fait un mal de chien. Nadège va en tomber dans ses bras et dans les pommes.
— Un orphelinat ? demande Manin.
— Dirigé par ma mère, répond Mosma.
— Par une de ses deux mères, corrige Sept.
C’est peut-être à la même seconde que le mot « orphelinat » se prend au filet de la juge Talvern.
— Les impôts, les impôts, déclare Georges Lapietà à son fils, je préfère m’imposer moi-même plutôt que d’engraisser ces feignasses de Bercy. Qu’est-ce que tu sais de la façon dont je redistribue mon fric, Tuc ? Tu veux que je me vante ? Que je fasse le compte de mes fondations, de mes bonnes œuvres, des gens que j’aide, des orphelinats que j’ai ouverts dans le monde, par exemple ? À Phnom Penh, à Samobor, à Peyrefitte, Dublin, Abengourou, Bucarest, Canindé, Naples…
Tout ce banc de mots se prend au filet de la juge, le mot « orphelinat » et les noms de villes que lui accole Georges Lapietà… Au point que la juge Talvern s’en assied dans son lit, parfaitement réveillée cette fois. Elle repense à Balestro, aux passeports de Balestro, aux destinations de Jacques Balestro, alias Ali Boubakhi, Fernand Perrin, Philippe Durant, Olivier Sestre, Ryan Padovani…
— Deux mères ? finit par demander Manin.
— Et Mara deux pères, oui, confirme Monsieur Malaussène. Elle les appelle Pa et Pa, ça évite la confusion. Prenez la prochaine à gauche.
À vrai dire, Mosma essaie de détendre l’atmosphère, d’arracher un sourire à Mara en lui rappelant la nuit mythique de sa conception (grand moment des fiestas familiales), mais ça tombe à l’eau, tout le monde se tait. Les larmes de Maracuja coulent entre les doigts de C’Est Un Ange.
— Doucement, supplie Titus.
L’infirmier Sébastien et lui sortent Joseph Silistri de la voiture. Ils y vont au millimètre.
— Il n’est pas mort, murmure l’infirmier Sébastien.
Évidemment, pense la juge Talvern à propos de Lapietà, son raisonnement sur les fonds de pension est spécieux. Il récite la vulgate. Il sait très bien qu’anthropologiquement on ne peut pas imaginer la survie de l’espèce sans la solidarité des générations. Plus d’espèce humaine si, le moment venu, les fils ne nourrissent pas les pères, il le sait. Il faudra que je fasse écouter ce passage à Benoît Klein, se dit-elle encore. Et à Titus celui sur les orphelinats.
Mais soudain Verdun en elle dresse l’oreille.
Éteint le dictaphone.
Ôte ses écouteurs.
Du bruit en bas.
Ils sont revenus.
Verdun jette écouteurs et dictaphone sur le lit, enfile son kimono, se glisse dans une robe de chambre dont elle noue la ceinture en descendant l’escalier.
De son côté, Postel est arrivé. L’infirmier Sébastien prépare Silistri sur la table de dissection. Titus entend parler chirurgie :
— J’ai suturé le cuir chevelu à la barbare, il a beaucoup saigné.
— Le reste ?
— Fracture comminutive de l’épaule droite, des morceaux partout. Deux plaies traversantes transversales de l’hémithorax droit, plutôt externes. Une des balles a contourné la côte, elle a glissé sur elle comme sur un rail de sécurité. Organes nobles épargnés, je crois. Thorax soufflant, mais on a de la chance sa veste a fait tampon pendant le transport. Sept de tension, pouls filant.
— Hémopneumothorax ?
— J’en ai peur, confirme Sébastien. Gros risque d’hémorragie interne.
— Allez, drainage thoracique : xylocaïne 1 %, povidone iodée, seringue montée, bistouri, trocart de Monod avec son mandrin, pince mousse, drain trente-six ou quarante F.
— C’est prêt. Trente-six, j’ai rien d’autre.
— Ça ira.
Titus voit les doigts latex de Postel pénétrer le corps de son ami par les trous qu’y ont percé les balles ; ils en retirent des bribes de tissu et la moitié d’un bouton que l’infirmier Sébastien range comme des reliques.