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*

Chaque fois que j’atteins la frontière du Vercors sud entre champs et forêt, je me retourne pour un dernier coup d’œil sur le nord.

— Posons-nous, Julius, tu veux ?

La perspective immense et silencieuse qui s’ouvre sur le massif entier a fait de moi, homme d’asphalte et de décibels, un amant du silence, du ciel et de la pierre. Julie et moi avons offert ce paysage aux petits pendant toute leur croissance. L’immensité convient à l’enfance que l’éternité habite encore. Passer des vacances à plus de mille mètres d’altitude et à quatre-vingts kilomètres de toute ville c’est alimenter le songe, ouvrir la porte aux contes, parler avec le vent, écouter la nuit, prendre langue avec les bêtes, nommer les nuages, les étoiles, les fleurs, les herbes, les insectes et les arbres. C’est donner à l’ennui sa raison d’être et de durer.

— On s’ennuie bien ensemble, disait Mara, la plus explosive de la bande. Demain on finit la cabane aux bêtes, tonton, d’accord ?

La cabane aux bêtes était un mirador perché entre deux hêtres et donnant sur une clairière où Maracuja, C’Est Un Ange, Verdun et Monsieur Malaussène passaient leurs journées et les nuits de pleine lune à observer la vie des animaux.

MOSMA : Dis donc, vieux père, cette nuit il y a un cerf, il s’en est tapé trois ! Il avait un machin… Elle est pas un peu petite, Mara, pour…

Fut-ce les attributs du Cerf ? « Quand je serai grande, je serai vétérinaire sauvage », déclara Mara dès ses premières nuits dans la cabane. D’où sa présence, aujourd’hui, dans son « ONG des bêtes ».

SEPT : Les noix qu’on a données aux sangliers, tu sais quoi, Ben ? Ils les ouvrent en deux et grignotent l’intérieur sans casser la coquille !

MARA : Tonton, Verdun a trouvé une buse blessée. Regarde !

Buse que Verdun avait guérie en lui plâtrant l’aile et en la nourrissant de bouche à bec, si bien qu’une fois sorti d’affaire l’animal n’avait pas voulu la quitter. Pendant des années, nous vîmes Verdun et sa buse aussi inséparables que l’avaient été Verdun bébé et feu l’inspecteur Van Thian*. Verdun portait la buse dans un baudrier de cuir, comme Thian avait porté Verdun. La jeune fille et l’oiseau faisaient face au monde. Elles avaient le même regard. Le monde en fut intimidé. Y compris les examinateurs et les jurés de concours.

Puis vint l’été où Verdun et sa buse montèrent seules dans le Vercors. C’Est Un Ange avait sacrifié sa jeune tante à ses premières amours. Verdun ne s’en émut pas : nouvelle étape dans la vie de Sept, rien de tragique. À la naissance de C’Est Un Ange, Verdun elle-même avait sauté des bras de l’inspecteur Van Thian pour aller accueillir son séraphique neveu. Pendant dix-sept années elle en avait été la protectrice immuable. Puis l’ange s’était mis à voler de ses propres ailes.

Désormais, Verdun, Julius, la buse et moi nous promenions seuls dans les forêts du Sud. (Julie était ailleurs, bien sûr.) Verdun me demandait de lui faire réciter son droit.

Puis, la buse mourut. (Une bande de corneilles…)

Puis, Verdun rencontra l’amour à son tour.

Et c’est ainsi qu’on se retrouve seul dans le paysage.

*

— Alors, Malaussène, on cède à l’appel du désert ?

Je connais cette voix.

— Le monde serait beau s’il était vide, n’est-ce pas ce que vous êtes en train de vous dire ?

Une de ces voix de prédicateurs qui rêvent de faire sonner les nefs.

— Le vrai courage, Malaussène, c’est de redescendre dans la vallée. Se farcir l’Homme, voilà le sacrifice absolu !

Inutile de me retourner :

— Pas de sermon, Alceste, nous sommes seuls. Allons-y, plutôt, je n’ai pas que vous dans la vie.

Je me lève, remets le sac sur mon dos et fais les premiers pas vers la forêt.

— Sans le chien, dit Alceste.

Il désigne Julius.

— Je ne veux pas de lui chez moi. À chacune de ses visites, il faut aérer la clairière. Dites-lui de nous attendre ici.

Julius, qui a compris, s’assied dans l’attente.

— N’étaient ces foutues béquilles je porterais le sac moi-même. Vous n’avez rien oublié ?

— Vous ferez l’inventaire.

— Mauvais poil, Malaussène ?

— Non, ça allait bien.

Je taille le sous-bois vers la clairière d’Alceste, sans chercher à savoir s’il suit. Sa voix de tête n’est pas loin derrière moi.

— Malaussène, je sais que je vous agace, mais n’oubliez pas que je suis aussi votre salaire. Quand vous rapporterez autant que moi aux Éditions du Talion*, vous pourrez faire valoir vos droits à l’exaspération. En attendant, planquez-moi, que mes charmants frères et sœurs ne m’esquintent pas davantage, bichonnez-moi et ramenez mon manuscrit, c’est tout ce qu’on vous demande. Vous n’avez plus longtemps à attendre, d’ailleurs, j’ai presque fini. Il me reste juste à trouver le début, la bonne attaque. Et ça ne va pas tarder parce que j’en ai plein le dos de votre forêt. Le vœu de silence que m’impose votre patronne commence à me peser.

Je marche en laissant aller les branches fouetteuses. Alceste les évite comme il peut. Et je pense à la Reine Zabo*, ma sainte patronne aux Éditions du Talion. Ses consignes concernant Alceste étaient des plus claires :

— Cachez Alceste, Benjamin, faites-lui passer l’été dans la forêt du Vercors, nourrissez-le, veillez à sa sécurité sans vous mêler de son travail et nos lendemains chanteront, je vous le garantis. Qu’il la ferme et qu’il écrive. Vous m’entendez ?

— Mieux que ça, Majesté, je vous écoute.

— Vous savez que ce garçon est un peu prédicateur…

— Un rien prosélyte, oui, ça ne m’a pas échappé.

— Mais quand il écrit on n’a rien à craindre, il n’y est plus pour personne. Lui et moi sommes tombés d’accord sur un point : pas un mot aux autochtones. Et je lui ai confisqué son portable jusqu’à la remise de son bouquin. Avec son accord, bien sûr, contrat dûment signé. En théorie, il n’a aucun moyen de communiquer avec qui que ce soit. Aucune visite à part les vôtres, vous m’entendez ! Personne autour de vous n’a besoin de savoir qui est ce type ni ce qu’il fait. Il y va de sa sécurité. Qu’on le surveille et qu’il écrive, point final.

Raisonnable inquiétude de la Reine. Alceste est encore tout cabossé de la réaction de sa famille après la sortie de son dernier livre. Titre : Ils m’ont menti. Sujet : dézingage de toute sa famille — père, mère, frères et sœurs — au nom de la vérité vraie. Résultat : tête au carré, vertèbres fêlées, jambe cassée… À se demander ce qu’il en serait resté si on n’avait envoyé Bo* et Ju* le sortir de là.

— Tant que ses doigts fonctionnent, avait commenté la Reine Zabo dans un élan de compassion…

Ce pour quoi je vide aujourd’hui mon sac à dos sur une table de sapin brut, dans la cabane forestière de Dédé*. Batteries d’ordinateur, bouquins, conserves, médicaments…

— Malaussène, excusez-moi, pour tout à l’heure, à propos de votre chien, mais vous faites partie de ces bonnes âmes qui imposent leurs affections à tout un chacun, c’est insupportable à la fin. Votre entourage n’est pas supposé aimer les chiens ipso facto, tout de même !

— Vous n’êtes pas mon entourage, Alceste. Vérifiez si tout y est.

— Vous n’avez pas oublié la codéine ?