— Préparez le drain, la seringue, le tuyau de raccordement et les poches à urine ; on siphonne et on le récupère.
— Ok, docteur. Autotransfusion, d’accord.
Oui, le sang n’a pas manqué cette nuit-là. C’est la première chose que voit Verdun derrière les quatre jeunes gens qui sont arrivés aux Fruits de la passion, la longue traînée laissée par ce garçon qu’elle ne connaît pas (l’inspecteur Manin sans doute) et la jambe de son jean collée à sa peau par la coagulation :
— Groupe sanguin ? demande Postel à Titus.
— A+, répond Titus. Moi aussi, on est compatibles.
— Comme les pigeons de la fable, marmonne Postel-Wagner en fouillant sous les côtes de Silistri.
— Vous savez que vous êtes blessé ? demande Verdun au lieutenant de police Manin.
— Oui, oui, répond distraitement Manin.
Mais en se retournant, il découvre sa traînée de gibier sanglant et s’évanouit.
— Couchez-le sur une table du réfectoire, ordonne Gervaise qui débarque avec Clara.
Sept et Mosma s’exécutent.
— Trouvez-nous des ciseaux.
— Où sont Titus et Silistri ? demande Verdun.
C’est là qu’elle apprend tout : que Lapietà s’est fait enlever une deuxième fois, avec son fils cette fois, par des professionnels cette fois, qu’il y a eu fusillade, que Silistri est gravement touché, peut-être mort, qu’avec Silistri et Manin elle a perdu les deux tiers de ses effectifs, que la blague des trois crétins qui se tiennent debout devant elle tourne à la tragédie, que tout va fantastiquement se compliquer.
Gervaise a récupéré le cachemire troué de Titus et découpé la jambe du jean de Manin, dont Clara a photographié la plaie.
— Alors ? demande Verdun.
— Ça va, l’os n’est pas touché. Il faut juste nettoyer et recoudre.
— Demandez à Ludovic.
Bon, le dénommé Manin s’en tirera sans problème.
Ce qui n’est pas le cas du divisionnaire Silistri dont le cœur vient de s’arrêter.
— Frigo, ordonne Postel.
Titus voit son ami disparaître dans la chambre froide, comme avalé par la mort en personne. Il ébauche un geste.
Postel retient son bras.
— Pas d’affolement mon vieux, dans le froid on meurt moins vite. On va en profiter pour cautériser vite fait les plaies thoraciques. Après, on fait repartir la machine.
Au passage, il demande à Titus :
— Les ecchymoses sur le visage et sur les poings, qu’est-ce que c’est ?
— Autre chose, une bagarre en début de soirée.
— À son âge ?
Pendant que Ludovic recoud la poignée d’amour de Manin (les énormes doigts de Ludovic si habiles à ce genre de broderie !), Verdun se tourne vers les trois rescapés. Maracuja, C’Est Un Ange et Monsieur Malaussène se tiennent là, restes piteux d’une grappe salement entamée. Verdun ne peut pas leur parler. Pas un mot. Elle ne leur pose aucune question. Elle le connaît bien, ce silence saturé, hérité du vieux Thian. Avant qu’elle ne se trouve dans les bras de l’inspecteur Van Thian, sa nounou providentielle, Verdun bébé hurlait dès son réveil. On pensait que c’était la faim, non, c’était le réveil. Elle se déclenchait comme une sirène municipale. Personne n’avait l’interrupteur. Verdun n’en finissait pas d’alerter le monde. Quand elle hurlait ainsi, comme si elle annonçait un bombardement (de fait, des bombes tombaient à coup sûr quelque part sur la planète au même moment), il arrivait à Jérémy de refermer d’un coup sec le tiroir où on avait installé son berceau. (Benjamin y avait percé des trous à la chignole pour la respiration.) Bref, Verdun se tait de ce silence conquis sur ses propres hurlements contre la poitrine apaisante de l’inspecteur Van Thian. Depuis, ce sont ses yeux qui hurlent. Un regard sous lequel on préférerait ne pas être né. Aucun des trois rescapés n’ose bouger un cil, ni dire un mot.
Et cette idiote, dans sa robe thaïe, qui est enceinte !
C’est un fait, Verdun est la première à avoir repéré le nouveau venu chez Maracuja. Quelqu’un s’est installé en Maracuja qui n’est déjà plus elle, Verdun le sait.
Manquait plus que ça, se dit-elle. Dix-sept ans à peine ! La relève de maman ! La future mère Malaussène ! Foutue famille, foutue manie de la reproduction ! Cette ivrognerie de la vie ! De la ronce, les Malaussène ! Lutter contre leur prolifération c’est vouloir transformer l’Amazonie en jardin à la française.
Verdun ne peut lâcher Maracuja des yeux.
Au point que Mara siffle comme un chat pris au piège :
— Quoi ?
Par bonheur, Ludovic, qui en a fini avec ses travaux de couture, murmure à l’oreille de sa femme :
— Da gousket, karedig.
Verdun se secoue. Son Breton a raison. Aller dormir, oui.
Clara et Gervaise finissent de bander la taille du lieutenant Manin.
— Bezañ kousket, insiste Ludovic, qui laisse traîner son énorme patte sur le dos de sa femme avant de disparaître dans la chaleur du fournil :
— Hennez eo ar penn.
Il a raison, bien dormir, tout est là. Après tout, il n’est jamais que cinq heures du matin.
22
Le lendemain dimanche la scène principale ne se passe pas comme prévu sur le parvis de Notre-Dame à la sortie de la première messe, mais trois heures plus tard, à quelques centaines de mètres de là, dans le bureau très peu gothique de Xavier Legendre, chef des services actifs de la police judiciaire.
— Monsieur l’Abbé, ce n’était pas ce dont nous étions convenus avec votre hiérarchie !
Legendre est hors de lui, ce qui a toujours eu pour effet de l’incorporer davantage à son costume anthracite. Legendre est une petite boule de fureur chauve et soyeuse aux escarpins bien cirés. L’Abbé, lui, en toutes circonstances, demeure l’Abbé, cuir, tatouages, santiags et commandeur de la Légion d’honneur.
— Mon fils, personnellement je conviens d’assez peu de choses avec ma hiérarchie.
Legendre n’est pas d’humeur à finasser. Ni à se laisser impressionner par cette voix de bronze.
— Vous deviez accepter la remise publique de cette rançon ! Nous avions l’accord formel de l’archevêché !
— Qui connaissait mon refus catégorique.
Non content de refuser le rôle que lui assignait le manifeste des ravisseurs, l’Abbé a prié messieurs Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès de ne pas assister à l’office.
— Je n’avais aucune raison de leur imposer l’humiliation d’un refus public.
— C’est un comble ! fulmine Legendre. Ça c’est un comble !
— Le comble de quoi, mon fils ?
— Vous deviez accepter la remise de ce chèque ! J’ai décidé de ce plan dès la publication du manifeste ! J’en ai rendu compte au ministre, j’ai obtenu son feu vert, j’ai mis en place les effectifs nécessaires, j’ai déployé sur le parvis de Notre-Dame une batterie de caméras pour filmer discrètement les curieux qui assisteraient à cette remise de rançon ! Le parvis était bondé, nous avions toutes les chances qu’un ou plusieurs membres de la bande se trouvent parmi la foule, on pouvait mettre la main dessus, et vous…
Reprise de souffle :
— Vous, vous annoncez dès l’introït que la remise de la rançon n’aura pas lieu ! Résultat, la nouvelle s’ébruite, l’esplanade se vide, et toute l’opération tombe à l’eau ! C’est de l’entrave pure et simple à une enquête judiciaire, monsieur l’Abbé !