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— En effet, je n’y avais pas songé.

— Vous n’y aviez pas songé  ?

L’Abbé se tient debout face à la fenêtre à présent. Là-bas, obturant la perspective, c’est Notre-Dame de Paris qui est debout. L’Abbé revoit la scène. Le fait est que, ce matin, sa déclaration liminaire a purement et simplement siphonné son église. « Que ceux qui sont venus ici pour assister à la conclusion d’un fait divers retournent chez eux ; le sacrifice de la messe ne saurait être le théâtre de l’actualité ! » Dans les cinq minutes qui ont suivi Notre-Dame était vide. Exit les marchands du temple dans un grand brouhaha de matériel photographique en tout genre, pieds de caméra, perches de son, sacs à dos… Il ne restait pas même l’étiage des fidèles habituels qui, ce matin-là, n’avaient pas trouvé de place dans la cathédrale.

L’Abbé pousse un long soupir.

— Le prix à payer ? demande-t-il.

Legendre en est réduit à s’adresser à un dos de cuir. Le cuir, sur cet homme, c’est de l’acier.

— Je vous demande pardon ?

— Pour obstruction à une enquête judiciaire, quel est le prix à payer, mon fils ? Aller exercer pendant quelques mois mon ministère dans une de vos prisons ?

Ici, l’Abbé se retourne :

— C’est ma place, après tout, il paraît qu’elles regorgent de brebis égarées et de bons tatoueurs.

Legendre est furieux. L’Abbé en prison ? Et pourquoi pas Lapietà disant la messe ? Ce bloc de sainteté sait pertinemment qu’il ne risque rien !

— Vos raisons, monsieur l’Abbé ! Donnez-moi seulement vos raisons !

— Vous les apprendrez par le journal de treize heures. La télé m’a traqué jusque dans mon train, cette nuit, quand je rentrais à Paris.

— Je crains de ne pas comprendre… (Comme toujours quand on comprend trop bien.) Vous ne m’avez pas annoncé à moi votre refus de toucher cette rançon mais vous vous en êtes expliqué hier soir dans une interview télévisée ?

Oui, fait la tête de l’Abbé :

— Chacun court après son scoop, mon fils. J’ai tenu à être le premier à parler à mes ouailles ce matin, et la télé tient à l’exclusivité de mes raisons…

— Qui sont ?

— Si vous ne les devinez pas par vous-même vous les apprendrez comme tout le monde au journal de treize heures.

Puis, comme on fait demi-tour pour la seule raison que la promenade est finie :

— Des nouvelles de votre beau-père ? Sa retraite se passe bien ? Il me manque, parfois, ce cher Coudrier. Un flic d’une puissante sagesse. Figurez-vous qu’un jour…

*

Ce même dimanche matin, quand je suis descendu me faire mon café — Julius le Chien déjà en vadrouille dans Belleville —, la Quincaillerie* m’a paru plus vide que le plateau du Vercors. Le genre de vide que laisse la vie après qu’elle a passé. Ce n’est pas que je m’attendais encore à entendre résonner les jurons de Jérémy, les remontrances de Thérèse, les hurlements de Verdun, ni que je cherchais le sourire de Clara ou le dos du Petit, penché dès le matin sur ses dessins, mais enfin tout cela avait eu lieu, qui n’était plus. Passé aussi les cavalcades de Maracuja et de Monsieur Malaussène, leurs jeux d’enfants, leurs disputes d’adolescents, la voix conciliante de C’Est Un Ange, les bourrades filiales de Mosma :

— Salut, vieux père, la nuit fut bonne ?

Quincaillerie vide. Le silence des maisons est rempli de ce qu’on y entendait.

Bien sûr, ce n’était pas la première fois que je me réveillais ici sans personne autour de moi mais je n’avais jamais ressenti à ce point les effets de la solitude. Il manquait dans la Quincaillerie quelque chose de plus que notre vie passée, une absence qui creusait un moins considérable.

Maman n’y était pas.

Pas de maman.

Dieu sait que maman n’avait pas brillé par sa présence au long de nos existences, mais cette fois la raison de son absence en faisait sentir la profondeur. De cette raison la tribu ne connaissait que le prénom :

Paul.

Paul…

Un certain Paul…

Dernier amour de notre mère.

Rencontré Dieu sait où, longtemps après les arrêts de jeu procréateurs. Un amour garanti sans reproduction, c’était déjà ça. Mais un coup de foudre tout de même :

— Vois-tu mon grand, la jeunesse se trompe ; mieux vaut courir les cent derniers mètres que les cent premiers !

Cela dit un soir de confidences, entre elle et moi.

— Tu as probablement raison, ma petite mère, c’est une phrase que je resservirai aux enfants, ça les ralentira peut-être un peu.

— Tu as été un bon fils, Benjamin.

— Tu n’as pas été une mauvaise mère, maman.

— C’est ce genre de réponses qui font de toi un bon fils, Benjamin.

Et maman de disparaître au bras de ce Paul. Un coup de fil de temps en temps, parce que la traversait le souvenir qu’elle était mère et grand-mère :

— Paul et moi sommes à Barranquilla !

Que fichaient-ils en Colombie, la patrie des homicides impunis ?

Que fichait-elle avec Paul ?

Plus généralement, que fichait maman avec maman ?

Puis, fin juin, juste avant notre départ pour le Vercors, le coup de téléphone est venu d’ailleurs.

— Monsieur Benjamin Malaussène ?

— C’est moi, oui.

— Ici l’EHPAD de Beaujeron-sur-Meuse.

— L’épade ?

— Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes…

— Oui ?

— Votre mère, monsieur, aimerait vous parler.

— Ma mère ?

— Votre mère, monsieur, qui, comme vous le savez, est notre pensionnaire depuis cinq mois.

Comme je le savais ? L’ironie accusatrice, dans cette voix ! Sous-entendu : Et ne me dites pas que vous ne le saviez pas ! Déjà que vous ne venez jamais la voir, ne rajoutez pas le mensonge à l’ingratitude filiale. D’ailleurs vous n’êtes pas le seul de votre espèce, mais les autres au moins ne se cherchent pas d’excuses dans le mensonge, ils nous fourguent leurs vieux au nom de la vie telle qu’elle va, en s’en foutant ouvertement, et d’une certaine façon je préfère le cynisme de ces salopards à l’hypocrisie de ceux qui, comme vous, me répondent en voulant me faire croire qu’ils tombent des nues.

Il y avait réellement tout ça dans le ton de ce « comme vous le savez ». Inutile, donc, d’objecter que je n’en savais rien.

— Passez-la-moi.

— Comment ça va, mon grand ?

— Ça va, maman, ça va. Et toi ? Où es-tu ?

— La petite de l’accueil ne te l’a pas dit ? À l’EHPAD de Beaujeron.

— Beaujeron ?

— Oui, Paul est originaire de Beaujeron. Alors, quand il a commencé à baisser vraiment, nous nous sommes inscrits ici. Par bonheur, des places s’étaient libérées et j’ai pu l’accompagner.

— Maman, tu es en train de me dire que tu es toi aussi pensionnaire de ce… de cet… établissement ?

— Bien sûr ! La place d’une épouse est au côté de son mari.

Voilà comment j’ai appris le mariage de notre mère. Le mariage ! De maman ! Son premier, son unique mariage ! Au dernier quart d’heure de sa vie ! Avec ce Paul ! Dont je ne connaissais même pas le nom de famille. Pourquoi ne nous avait-elle pas prévenus ?

— Oh ! Je ne voulais pas vous embêter avec ça. Vous avez bien d’autres choses à faire !

Et quand, finalement, je lui ai demandé la raison de son appel, c’est d’une voix guillerette qu’elle a répondu :