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Enfin, c’est-à-dire, pour être couverts ils ont donné leurs passeports à trois copains qui sont allés bosser en leur nom dans les ONG avec lesquelles ils avaient eux-mêmes pris contact. Comme ça, en cas de problème, les billets d’avion et les contrats signés prouveraient qu’ils n’étaient pas à Paris au moment de l’enlèvement mais au bout du monde, comme d’ailleurs leur entourage familial le croyait. À l’origine, c’était une idée de Tuc qui ne voulait pas compromettre Maracuja si ça tournait mal. Sept s’était arrangé pour les passeports, il avait…

Mais la porte du dortoir s’ouvre.

Gervaise fait une apparition sidérée.

— Venez voir, vite !

Depuis une demi-heure, le noyau familial de la tribu est rassemblé dans le bureau de Gervaise. Il y a là Clara, Thérèse, Louna, Jérémy, Le Petit, Ludovic, Hadouch et Théo. Quelqu’un a battu le rappel. Il s’agissait de prévenir ceux qui n’étaient pas au courant. Une chose à vous dire : Ce sont les gosses qui ont enlevé Lapietà.

Les gosses ?

Les nôtres, Mara, Sept et Mosma.

Non ?

Si.

Mais je les croyais dans leurs ONG.

Ils étaient ici.

Vous vous rendez compte ?

Tout le monde se rend compte.

Vous imaginez la situation de Verdun ?

Ils imaginent.

On leur a raconté le reste, la nuit qu’on vient de passer, la fusillade sous la Défense, le deuxième enlèvement…

LE PETIT : Merde alors !

JÉRÉMY : Cette fusillade, il y a eu des témoins ?

GERVAISE : Apparemment non, d’après Titus et Manin, personne, ça s’est passé très vite dans une espèce de coude de l’autoroute A4 qui n’est pas vraiment un lieu de passage, plutôt une sorte de parking, presque un cul-de-sac.

Ainsi va la conversation jusqu’à ce que Théo demande :

— Et le chèque du parachute doré, la rançon, elle a été remise à l’Abbé, ce matin, sur le parvis de Notre-Dame ?

— Je sais pas.

— Moi non plus.

— Et toi, Hadouch ?

— Je vais pas à la messe tous les dimanches.

— Qu’est-ce qu’ils en disent, aux nouvelles ?

La question étant posée à treize heures pile, on allume la télé. Le sujet fait l’ouverture. On entend le refus catégorique de l’abbé Courson de Loir. Quelqu’un dit : Il est pas si mal ce curé. Beau mec, en plus, lâche Théo. On s’apprête à éteindre, mais voilà que la tête de Benjamin apparaît, plein écran ! Benjamin occupé à expliquer posément qu’il plaint la famille de ces preneurs d’otages.

C’est là que Gervaise fonce chercher Verdun et Titus.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demande Titus en découvrant Benjamin dans le poste.

Benjamin fait l’éloge des ravisseurs. Il affirme préférer l’intérieur de ces jeunes têtes à celui de nos têtes gouvernantes et des adultes en général.

Jusqu’à ce que la télé passe à autre chose.

Exit Benjamin.

Voilà.

On éteint.

On se tait.

Assez longuement.

C’Est Un Ange parle le premier. Un murmure consterné :

— Il ne faut pas qu’il apprenne que c’est nous, le pauvre.

Thérèse trouve une justification à la Thérèse :

— Tout à fait d’accord, il a suffisamment écopé dans sa jeunesse.

Monsieur Malaussène approuve.

— Et puis il a assez d’emmerdes comme ça avec ses vévés !

Maracuja conclut, les poings fermés, tout à fait close :

— S’il l’apprend, je me tue.

*

En fin de chapitre, il reste souvent des miettes. Par exemple cette phrase prononcée par l’ex-commissaire divisionnaire Coudrier à l’autre bout de la France, à la même heure, en commentant le même journal télévisé :

— Aucun doute ma chère Julie, votre Malaussène est un cas ; si après une pareille sortie il ne se trouve pas impliqué d’une façon ou d’une autre dans cette affaire Lapietà, c’est que mon gendre et la police française ont beaucoup changé depuis mon départ à la retraite.

*

Pour l’instant, le gendre en question a d’autres chats à fouetter. Son ministre de tutelle le tient au bout du téléphone :

— Une seule question, Legendre, et une seule réponse, je vous prie : concernant cette remise de rançon à l’Abbé, pourquoi ne pas m’avoir prévenu qu’il refuserait ?

— …

— J’attends, Legendre.

*

Ou le bref murmure de Maracuja, quand Titus lui montre le manteau de cachemire — deux fois troué — que Gervaise vient de lui rendre :

— Ben quoi ? Fallait pas m’apprendre à tirer !

VII

LA RENTRÉE

« Si j’y pense il faut que je raconte ça à Malaussène, c’est le genre d’idiotie qui l’amuse. »

Alceste

24

C’est la même scène que l’avant-veille mais au petit matin et en rembobinant. Verdun assise à sa table de toilette reconstitue le visage de la juge Talvern, truelle après truelle, le reflet de Titus dans son miroir :

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Que veux-tu que je fasse ? Je vais prendre rendez-vous avec le président du tribunal de grande instance et je vais lui présenter ma démission.

— Sous quel prétexte ?

— La fatigue, capitaine. Regarde-moi, tu ne me trouves pas fatiguée ?

Verdun tourne vers Titus le visage de la juge Talvern à demi recomposé. Titus en éprouve un spasme de solitude, comme s’il avait déterré une morte.

— Tu vois… Complètement crevée, conclut-elle en se remettant à l’ouvrage.

*

À peu près au même moment, coup de téléphone anonyme au secrétariat personnel du ministre de la Justice. Une voix d’homme ordonne au planton qui décroche d’aller chercher un carnet de toile noire qu’une main anonyme a déposé dans les poubelles de la cantine — La cantine du ministère, ouais, tu sais où elle est, non, tête de con ? — , de ne pas l’ouvrir s’il tient à sa vie et de le remettre dare-dare au ministre s’il tient à sa place. Sitôt dit, sitôt fait, sitôt lu. Toute stupeur encaissée, la Justice referme le carnet, laisse à son cœur le temps de retrouver un rythme viable, décroche son téléphone et appelle l’Intérieur. Pierre, viens vite, une gigantesque tuile nous est tombée sur la tête ! Nous ? Nous, toi, moi, le Premier, le président, le gouvernement, tout notre monde je te dis, et au-delà ! Si nous ne réagissons pas immédiatement nous allons morfler hors de l’imaginable, je t’assure, viens vite avant que la chose ne soit rendue publique, viens vite et viens seul !

La Justice n’a pas raccroché que l’Intérieur est déjà là.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Regarde toi-même.

L’Intérieur se plonge à son tour dans la lecture du carnet de toile noire…

— Oh bon Dieu, ce n’est pas vrai…

— Justement si, tout est vrai.

*

La juge Talvern sort du métro, elle grimpe les marches du Palais, elle essuie la politesse des bonjours. Bonjour madame la juge, elle répond à brefs coups de tête, elle sait les regards une fois qu’elle a passé, coups d’yeux goguenards sur ses sandales, ses chaussettes, son kilt, coups de coude, sourires entendus, moqueries peureuses et malléables qui se transformeraient en courbettes subalternes si elle se retournait, elle sait tout ça, qu’elle a sciemment suscité mais qui la fatigue à la longue. Oui, allez, démission. Après tout, boulangère, pourquoi pas ? Boulangère avec son boulanger… Troquer cette usine à plaidoiries pour une boulangerie où s’échangeraient dans la journée quatre mots de breton… Qu’en dis-tu karedig ? Ludovic en dira qu’il est d’accord bien sûr, qu’il n’attendait que ça, qu’il est passé par la même fatigue, Ludovic Talvern, son aîné de quinze ans, son ex-professeur en droit du sport, Ludovic, juge d’application des peines converti à la boulange, parce que la justice… tout colosse qu’il soit… au fond du fond… Mais ce n’est pas un bavard… Il a toujours gardé ses raisons là-dessus. Boulanger, point final. Et spécialiste ès orphelins. C’est décidé, boulangère, elle aussi, bouloñjerien.