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Démission.

La juge Talvern referme sur elle la porte de son bureau, elle pioche en sa mémoire le numéro du juge suprême, son patron absolu, tend la main vers le téléphone…

Qui sonne.

Eh bien c’est lui, justement. Albin de Souzac, président du tribunal de grande instance, à l’autre bout du fil et de la hiérarchie. Il lui demande de venir, « toutes affaires cessantes », ce qui tombe à pic puisque ça va cesser. Pas à mon bureau, au ministère. (Tiens donc ?)

— J’y suis déjà, on vous y attend, on vous a envoyé une voiture et deux motards.

En effet, la Citroën de haute fonction et deux gendarmes réglementaires clignotent dans la cour du Palais. On m’attend ? Combien de personnes dans ce on ? Je verrai bien…

*

— Qu’est-ce qu’on va faire ? a demandé l’Intérieur.

— Convoquer nos troupes, serrer les boulons, nous faire le plus discrets et le plus efficaces possible, a répondu la Justice ; tu connais la juge Talvern ?

— De réputation, oui, très moche à ce qu’il paraît.

— Pire que ça mais personne ne connaît Lapietà mieux qu’elle. En outre c’est une tombe.

Convocation. Talvern, donc, et Souzac le président du tribunal de grande instance, et le procureur général Souzier ; que la magistrature et le parquet n’aillent pas s’étriper sur ce dossier !

— Legendre, peut-être, aussi, non ?

— Il faut bien, mais c’est un sacré con, ton Legendre ! Il aurait pu s’assurer la collaboration de l’Abbé, tout de même !

*

La juge Talvern rêvasse à l’arrière de la voiture sans se préoccuper de ce qui l’attend à l’arrivée. C’est même la première fois de sa carrière qu’elle roule vers le président Souzac sans remâcher trois ou quatre dossiers brûlants.

Tout de même, ces gosses… ces neveux, cette nièce… Aurait-elle jamais songé à rendre son tablier sans eux ? Non, à coup sûr non, vieille juge légendaire elle serait devenue. Elle l’est déjà, légendaire et vieille, en dépit de son jeune âge. Qu’est-ce donc qu’elle aime tant dans l’exercice de ses fonctions ? Réponse : le Droit. C’est le Droit qu’elle aime, cette sédimentation de la raison sociale. La rigueur du Droit. La loi. La mathématique appliquée à de l’informe, à du fluctuant, à de l’impulsif, à du brouillon, à de l’envie, du belliqueux, de la rouerie, du trop rigide ou du tordu, à de l’humain en somme. Une attaque à main armée avec un pistolet en plastique reste une attaque à main armée, oui monsieur ! C’est ce qu’elle aime dans le Droit. Le Droit est le coffre-fort où elle a remisé ses ardeurs. Chaque matin, quand elle pénètre dans ce coffre, elle déclenche une douche froide qui la glace jusqu’au soir. Elle aime ça. Lucidité. Voilà le Droit. Et puis ceci : personne n’est juge naturellement. Être juge est un rôle. D’où son armure.

Elle remonte à loin, sa passion pour le Droit. La juge Talvern a tété la loi aux mamelles sèches de l’inspecteur Van Thian, son père nourricier. Thian était le bras armé de la loi. (Le Droit secondé par la balistique, ça aide.) Parfois, elle se souvient exactement du vieux Thian. La plupart du temps, non, pas du tout, mais parfois oui, très précisément, comme si elle ballottait encore sur sa poitrine osseuse, comme si elle sentait encore entre ses cuisses et ses aisselles les lanières du baudrier dans lequel Thian la portait et, près de son cœur, la protubérance du holster. Ah ! dans ses narines aussi, ce mélange de merlot et de fleur d’oranger…

Ainsi rêvasse la juge dans la voiture aux vitres fumées (ce besoin contemporain de se montrer sans être vu…), pendant que les motards siffleurs ouvrent la route à tour de bras. Tout à coup, cette question : Quel genre de juriste aurait fait Benjamin ? Tiens, intéressant ça. Réponse : désastreux. Il aurait confondu Droit, justice, morale et sentiment. Il aurait souffert à la place de tous — ce qui ne l’aurait guère changé. Tout de même, sa sortie à la télé sur le degré de conscience sociale des ravisseurs ! Je te demande un peu… Et maman dans son EHPAD… Mariée… Avec ce… Paul… Le nom du bled déjà ? Beaujeron-sur-Meuse ( !). C’Est Un Ange est allé la voir le lendemain de son appel, fin juin. Elle l’a embrassé comme du bon pain en l’appelant Pastor. Elle disait à Paul : N’est-il pas mignon, mon petit Pastor ?

Sept en était revenu chamboulé.

— Grand-mère déménage autant que son Paul, elle m’a pris pour un autre.

Julie l’avait détrompé :

— Pas du tout, c’était une comparaison.

Et Julie avait raconté Pastor à C’Est Un Ange, l’amitié du vieux Thian et de l’inspecteur Pastor, la douceur persuasive de Pastor, sa très personnelle technique d’interrogatoire, les amours stériles de maman et de l’inspecteur Pastor, Venise, tout ça… Tu n’as pas lu La Fée Carabine, Sept ?

Le fait est que C’Est Un Ange peut faire songer à Pastor. Les yeux. Le regard, même. La voix aussi. Sept a le regard songeur et la voix consolante de Pastor. Un certain mystère ; comme feu l’inspecteur Pastor, Sept est le genre d’anges dont on se demande de quoi ils ne sont pas capables…

BENJAMIN : Et Paul ? À quoi ressemble-t-il le vieux Paul de maman ?

SEPT : À un Alzheimer tatoué. Je vous aurais bien rapporté des images mais il a la phobie des photos.

Ma mère… ce Paul… mon frère Benjamin et sa désastreuse empathie… mes neveux qui enlèvent Lapietà à des fins d’installation ! Ma famille… Leur manie de la surprise. Résultat, ma passion pour le Droit.

Mon armure.

Son armure…

Qu’elle va devoir quitter.

C’est ce qu’elle conclut à la seconde où la voiture s’immobilise dans la cour du ministère. Un chamarré lui ouvre silencieusement la porte :

— Madame la juge.

*

Il y a déjà trois personnes dans le « on » : il y a Legendre, directeur des services actifs (le ramier de Titus et Silistri), très seul dans son costume de soie, il y a le patron de la juge Talvern, Albin de Souzac, phénix de la magistrature assise, et le procureur général Souzier aussi. Souzac et Souzier, oui. Pourtant ces deux-là ne mangent généralement pas dans la même assiette.

— Madame la juge.

— Monsieur le directeur.

— Madame la juge.

— Monsieur le procureur général.

— Madame la juge.

— Monsieur le président.

— Vous permettez, Souzier ?

Souzac s’autorise ce que Souzier permet, glisser sa main sous le coude de la juge Talvern et l’entraîner doucement vers une fenêtre :

— Un mot, avant les choses sérieuses, Talvern. Nous n’en parlerons pas ici mais tout de même, cet œil crevé dans votre bureau… Le gendarme a été en dessous de tout ! Sanction, Talvern, sanction, ce gendarme doit être sacqué ! Je compte sur vous. Il me faut un rapport là-dessus. Parce que, si on se met à éborgner les… Bon, allons-y, je crois qu’on nous…