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Cependant que Souzier, à l’oreille de Legendre :

— Dites-moi, Legendre, coller un revolver sur la tempe d’un grand patron pour régler une négociation salariale, c’est une nouvelle méthode de vos services ? Vous avez donné des consignes dans ce sens ?

Et Souzac, finalement, comme s’il allait oublier d’en parler :

— Ah ! Talvern, au fait, oui, le borgne, là, votre prévenu, le nommé Balestro, il s’est pendu dans sa cellule cette nuit.

(Pardon ?)

— Bien entendu Legendre ne le sait pas encore… Bon, maintenant il faut y aller…

— Il était seul, dans cette cellule ?

— Non, ils étaient cinq. Les quatre autres l’ont retrouvé comme ça, à l’aube. Pendu au montant du lit avec un bas de contention. Chère amie, allons-y, on a frappé les trois coups.

En effet, la double porte vient de s’ouvrir, un huissier les prie de bien vouloir les suivre, monsieur le ministre les attend.

Pas seul.

Un autre ministre est là, l’Intérieur. La Justice et l’Intérieur. Pas de chef de cabinet, pas de secrétaire non plus, ni de conseillers. Cellule de crise. Stricte intimité.

Les trois magistrats et le patron des services actifs pénètrent dans le bureau ministériel et dans la fin d’une conversation.

JUSTICE : Encore une fois, Pierre, ton Legendre est un con fini. En ne s’assurant pas la collaboration de l’Abbé il nous a foutus dans une merde noire.

INTÉRIEUR : Puisque je te dis qu’il ne savait pas que l’Abbé refuserait !

JUSTICE : Et depuis quand l’ignorance est-elle une excuse, chez un flic ? Surtout à ce niveau de responsabilités !

INTÉRIEUR : Tu l’aurais tenu, toi, ce curé ? Tu l’aurais tenu, peut-être ?

JUSTICE : À ce prix-là, oui, tu peux me croire !

C’est ce que les nouveaux venus entendent (y compris Legendre) avant qu’on ne s’avise de leur présence.

— Ah ! Bonjour madame la juge.

— Monsieur le ministre…

— Souzac, Souzier, Legendre…

— Monsieur le ministre…

— Asseyez-vous, je vous en prie.

Une fois assis, on leur annonce qu’on va leur annoncer l’objet de leur convocation.

Les deux ministres se sont consultés avant de…

JUSTICE : Avant de réunir ici des partis aussi antagonistes que le Parquet et le Siège.

INTÉRIEUR : Vous conviendrez que ce n’est pas précisément dans les usages…

JUSTICE : Mais la gravité de l’affaire exige une synergie parfaite de nos forces d’enquête.

INTÉRIEUR : Tous nos services doivent aller d’un même pas, sur ce dossier.

JUSTICE (montrant le carnet noir) : En d’autres termes, messieurs, hors de question de vous tirer dans les pattes sur la gestion de l’affaire dont nous allons vous parler. Je me fais bien comprendre, Souzier ?

— Parfaitement, monsieur le ministre.

— Souzac ?

— Je vous entends, monsieur le ministre.

— Legendre ?

— Entendu, monsieur le ministre.

Des hors-d’œuvre qui s’éternisent, pense la juge Talvern. La maîtresse de maison se demande si son fricot est assez cuit. C’est long pour donner sa démission. De toute façon, je ne suis plus de la partie. Par conséquent ma présence est inutile, voire incongrue. On ne parle pas justice devant une boulangère.

Elle lève le doigt pour le dire :

— Monsieur le ministre…

Mais ce matin la Justice est tranchante :

— Un instant madame la juge, s’il vous plaît !

Et soudain, les deux ministres se jettent à l’eau. Voilà l’affaire, ils la déballent d’un seul coup, comme on vide un sac de pommes de terre sur la table de la cuisine :

Ceux qui détiennent Georges Lapietà n’ont pas apprécié le refus de l’abbé Courson de Loir de toucher le chèque du parachute doré, hier, sur le parvis de Notre-Dame. Non seulement la bande ne libère pas Lapietà mais elle révise ses prétentions à la hausse. Ce qui semblait une plaisanterie n’en est plus du tout une.

La Justice ouvre le carnet de toile noire.

Et le fait est qu’on peut légitimement s’inquiéter en écoutant ce que le ministre y lit à voix haute.

C’est une liste interminable de toutes les fraudes, malversations, prévarications, atteintes aux mœurs, aux réglementations fiscales, bancaires, électorales et contractuelles qui ont été commises sur une profondeur de quinze ans. Abus de pouvoir et de positions, délits d’initiés, menaces de tous ordres, chantages, quelques meurtres aussi… quelques suicides transitifs… avec le nom de leurs commanditaires,

et les preuves.

Car, à gauche de cette colonne de délits, sont inscrits les noms de ceux qui les ont commis : responsables politiques, directeurs de banque, personnalités de la mode, des médias, du sport, de la fonction publique, vertueux affichés, prêtres de toutes les religions, représentants de la morale institutionnelle, rien que des irréprochables, et tous fort connus des Français auxquels ils s’adressent quotidiennement par voie de presse, de tweets, de blogs ou d’écran.

La Justice ne les dévoile pas, ces noms, elle informe juste l’assemblée qu’ils sont bel et bien écrits dans ce carnet-ci,

« des patronymes considérables, vous pouvez me croire ».

Et maintenant, ce que la Justice lit, en face de ces noms, c’est la liste des sommes à payer si le gouvernement ne veut pas qu’ils sautent de ce carnet dans la presse, ou pire, qu’ils s’envolent dans le cyberespace.

— Ce qui serait catastrophique ; la presse, à la rigueur, on peut la faire taire, mais le Net c’est de l’eau, ça ne…

Face à chaque nom sa somme.

Et,

tout en bas,

sous le trait de l’addition,

un total

pharaonique.

Quelque chose comme le produit national brut de la Belgique.

Voilà ce que la bande exige désormais de l’État pour la libération de Georges Lapietà. Décidément non, l’abbé Courson de Loir n’aurait pas dû refuser d’encaisser le chèque du parachute doré !

Dans le silence qui suit, la juge Talvern est la seule à comprendre ce qui s’est passé : ceux qui ont enlevé Lapietà aux gosses ont dû estimer que ces amateurs gâchaient le métier en exigeant pour rançon une somme aussi dérisoire :

— C’est qui, ces charlots ?

— Un mec comme ça vaut beaucoup plus !

— Putain, les gars, on loge ces cons, on les efface, on récupère Lapietà et on le remet sur le marché à son juste prix.

Voilà ce que se sont dit les truands. Lapietà vaut infiniment plus que son parachute. C’est un gigantesque maître chanteur, il sait tout sur tous et il tient ses ennemis par les couilles. Une mine de secrets en or massif. On le récupère, on le cuisine, on lui fait cracher ses dossiers — tous ses dossiers —, on présente l’addition à qui de droit et on touche le pactole. Si l’État refuse de raquer, on balance le contenu du panier au public. C’est le chantage du siècle. Du millénaire peut-être. Forcément gagnant ! Pourquoi forcément gagnant ? Parce que la cote de popularité du gouvernement étant déjà sous sa ligne de flottaison, un pareil scandale achèverait de le couler. Ils peuvent plus charger la barque, les mecs. Ils vont payer ! On joue sur du velours, c’est moi qui vous le dis !

Très exactement ce que l’Intérieur est en train d’expliquer.