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INTÉRIEUR : Le thème du tous pourris faisant le jeu des extrêmes, nous ne pouvons risquer une démoralisation aussi massive de notre électorat.

En écoutant le ministre, ce sont les truands que la juge Talvern entend. Elle fait plus que les entendre, elle les voit presque. Dans ses veines palpite l’excitation de la bande. Cet effet de réel sur les projets les plus fous, la juge Talvern le connaît bien. La certitude du coup gagnant. Sur ce terrain, tous les voyous se ressemblent. Ils l’ont dans le cul, les gars, ils vont s’allonger, putain on les nique profond, ils vont raquer, c’est gagné d’avance !

Les ministres ne sont pas de cet avis mais c’est une excitation du même ordre que la juge perçoit dans leurs recommandations.

INTÉRIEUR : Pas question de verser un sou évidemment. Nous allons anéantir ces abrutis. Nous en avons les moyens et nous les utiliserons. Pas de quartier !

JUSTICE : Nous tenions à vous en avertir. Trois consignes, à présent : enquêter promptement, rendre compte immédiatement, se taire absolument. Une fuite aurait, pour celui dont les services en seraient responsables, des conséquences personnelles définitives.

INTÉRIEUR : Vous n’êtes pas convoqués, vous êtes mobilisés. Vous m’entendez ? Guerre totale !

JUSTICE : C’est de la sûreté de l’État qu’il s’agit, ici. Rien de moins. Elle nécessite une entente sans faille entre vos services ! Sommes-nous clairs ?

La juge Talvern sent les trois autres mobilisés se pétrifier, comme si leurs chaises XVIIIe allaient tomber sous leurs fesses en poussière d’Histoire. Elle-même est ailleurs. Elle est tout entière dans la question qui lui vient à l’esprit : Comment les truands ont-ils obtenu ces renseignements d’un type aussi coriace que Lapietà ? Comment l’ont-ils fait craquer ? Et aussi vite !

La réponse est à glacer le sang : En torturant son fils sous ses yeux. Ils ne sont pas juges d’instruction, eux, ils ont les moyens.

Avec une équipe pareille, Maracuja va se retrouver veuve avant le mariage et l’enfant qu’elle porte orphelin avant la naissance. Exactement comme Clara et C’Est Un Ange à leur époque. La juge Talvern voit l’histoire de sa famille se répéter sous les auspices du tragique. La monotonie dans l’horreur. Je ne peux pas laisser faire ça. La boulangerie attendra. C’est ainsi qu’elle fait machine arrière. Sa volonté de démission vient de fondre comme sous la flamme d’un chalumeau.

C’est le moment que choisit la Justice pour lui adresser la parole en se levant.

— Madame la juge ?

— Monsieur le ministre ?

— Puis-je abuser de votre temps ?

Elle se lève à son tour, elle suit la Justice dans un boudoir adjacent. Du coin de l’œil, elle observe l’Intérieur qui attire Legendre de son côté ; distribution de consignes là aussi.

Le procureur général et le président du tribunal de grande instance attendent sagement sur leur chaise.

*

La porte du boudoir se referme dans un soupir.

— J’ai besoin de vous.

Ce sont les premiers mots du ministre.

— Voulez-vous jeter un coup d’œil sur les noms contenus dans ce carnet ?

C’est un vieux carnet de comptabilité. De ceux qu’on utilisait naguère dans les épiceries. Tout y est manuscrit. Vieille main. Une écriture tremblée et le trait des colonnes tiré à la règle. Encre violette qui plus est. D’un index humide, la juge fait baver une lettre. Encre ancienne mais fraîche. Un vieil homme a écrit tous ces noms et tous ces chiffres à la main, à l’encre violette, sans dissimuler son écriture. Provocation, se dit la juge. On se sent suffisamment sûr de soi pour afficher un signe de reconnaissance manifeste… Un vieux truand qui fait de cette bataille contre l’État une affaire personnelle. Cette écriture est une signature. Considérations que la juge garde pour elle.

— Lisez les noms, je vous prie.

Elle les lit, un à un, tous.

— Entendons-nous bien, madame la juge, déclare le ministre quand elle lui rend le carnet, je n’attends pas de vous que vous trahissiez le secret de l’instruction mais dans l’ensemble des noms que vous venez de lire, quelle est la proportion de ceux dont Lapietà vous a déjà parlé, auxquels il aurait fait allusion, ou que vous estimez liés à ses affaires ?

— La totalité.

— C’est bien ce que je craignais.

La Justice baisse d’un demi-ton ; elle entre en confidence :

— Les noms français, passe encore. De vous à moi, je ne suis pas de l’avis de mon collègue de l’Intérieur ; dans le domaine des ragots les Français ont désormais la digestion facile, ils peuvent tout avaler… Mais les étrangers…

En effet, dans la liste des noms la juge Talvern a noté celui de l’ambassadeur de Turquie, de deux ou trois affairistes russes, d’un monarque du Golfe, du très distingué lord Thackenburry, du doyen Bostenberger…

— Si ceux-là sortent au grand jour, madame la juge, nous allons vers des crises diplomatiques majeures.

Elle se tait.

Elle attend.

La Justice reprend la parole.

La Justice parle de « vos états de service », la Justice énumère « vos résultats exceptionnels », la Justice évoque « votre sens aigu des moyens appropriés »… Bref, la Justice vous garantit les coudées franches dans vos investigations et s’engage à mettre à votre disposition « tous les moyens nécessaires ».

Puis,

Voix basse mais ferme :

— Et ne vous laissez pas emmerder par Legendre, Talvern, il est d’une rare incompétence.

25

Là encore je ne savais rien de tout ça. Je ne savais pas que Verdun avait été promue chef de guerre le jour même où elle allait opter pour la boulangerie, je ne savais pas que Mara était amoureuse, encore moins qu’elle était enceinte, je ne connaissais pas ce Tuc dont j’avais entendu le nom une ou deux fois pour l’oublier aussitôt. (Secrets d’adolescents, l’adulte évite de tendre l’oreille, plus encore de poser des questions… On glisse, respect, respect… doublé d’une certaine dose d’indifférence, il faut bien le reconnaître.)

Bref, ce même matin, j’entamais en toute innocence ma rentrée littéraire.

— Malaussène, vous seriez gentil de passer par l’hôpital Tenon avant de venir, m’avait conseillé la Reine Zabo, Petit Louis a eu un pépin.

Petit Louis était le meilleur représentant des Éditions du Talion.

— Tu parles d’un pépin, Benjamin, j’ai bien failli y rester, oui !

Un bras dans le plâtre, une jambe en suspension et du fil de fer dans la bouche, il me parlait en crachotant.

— C’est une bande de Manouches qui m’a envoyé dans ce plumard, à cause du bouquin de Coriolan.

L’Orgue tzigane, le roman de Tony Schmider (que la Reine Zabo, grande lectrice de Shakespeare, appelait Coriolan), racontait la rupture de l’auteur avec feu son père. Manouche de longue lignée, le père destinait le fils au violon tzigane mais la nature de Coriolan le portait à préférer l’orgue, instrument foncièrement sédentaire. Ce différend avait suffi à creuser un abîme entre les deux hommes. L’Orgue tzigane était le roman de cette faille.

Dès qu’ils avaient entendu parler de l’existence du livre, trois cousins de Coriolan étaient allés lui rendre visite :

— Chez nous on critique pas les morts. On en parle même pas. C’est tabou, parler des morts, chez les Manouches, tu le sais pourtant.

Comme ils avaient eu la mauvaise idée de sortir leurs couteaux pour mieux argumenter, Coriolan les avait assommés sur place. Tous les trois. (Coriolan était le seul de nos vévés que nous ne protégions pas. C’étaient ses interlocuteurs qui avaient besoin de protection.)