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— Quand tu verras Coriolan, dis-lui qu’il arrête de s’en prendre à sa famille.

— Loussa, avec quels arguments ?

— Il pensait que ses cousins ignoreraient l’existence de son livre parce qu’ils ne savent pas lire. Grave erreur : pour l’illettré le livre est sacré plus que pour le lecteur. Pour celui qui ne sait pas lire tout ce qui s’écrit est écrit dans le ciel. C’est ineffaçable. J’en sais quelque chose, mon père était analphabète. Dis-lui ça, à Coriolan, vends-le-lui comme une circonstance atténuante. D’où revient-il, Mosma, d’Argentine ou du Brésil ? J’ai oublié.

C’était ça, une conversation avec Loussa. Il parlait comme il conduisait, sans esprit de continuité.

— Du Brésil, le Nordeste, une région de grande sécheresse. C’était la saison des pluies mais il n’est pas tombé une goutte. Il a creusé des puits tout l’été dans le sertão.

*

À Roissy, j’avais les yeux rivés sur la double porte des arrivées quand Mosma m’a ceinturé par-derrière.

— Salut, vieux père !

Puis, il m’a retourné comme une toupie et m’a claqué deux bises retentissantes.

— Tu attendais à la mauvaise porte.

Au cas où le lecteur n’aurait pas suivi attentivement le déroulé de ce récit (on ne sait jamais), je rappelle que Monsieur Malaussène ne revenait de nulle part. Qu’il n’était même jamais parti. Un été rigoureusement parisien. Pourtant, un de mes souvenirs les plus nets c’est la sensation d’avoir, ce soir-là, étreint un garçon rempli de soleil, brûlant et bronzé, frais pondu par un désert de cailloux. Ses yeux riaient dans un visage de céramique recuite.

Après m’avoir martelé le dos de tapes brésiliennes, il s’est jeté sur Loussa avec une telle impétuosité que j’ai eu peur pour la carcasse de mon vieil ami.

— Nî hǎo, vieux Nègre chinois, c’est gentil d’être venu nous chercher, moi et ma demi-tonne de bagages. Mais passe-moi les clés de ta caisse, j’ai trop peur quand tu conduis.

Maintenant, je revois Mosma s’installer d’autorité au volant après avoir rempli la camionnette de sacs à dos, et nous voilà sur le chemin de la Quincaillerie, Julius et moi à l’arrière, parmi les bouquins de la rentrée et les bagages du retour, la truffe de Julius posée sur l’épaule de Mosma et Loussa à côté du chauffeur, jouant à pester contre l’irrespect de la jeunesse, ce qui lança Mosma dans un de ces monologues hérités de son oncle Jérémy :

— Mais c’est fini, ça, le respect pour les vieux ! Il est révolu le temps où le respect montait vers le haut, respect des ancêtres, respect du drapeau, des valeurs de la République, du droit au travail et du secret de l’instruction ! Vieilles lunes ! Le souvenir du Front populaire et de Mai 68, poubelles de l’Histoire ! Aujourd’hui, c’est « les jeunes » qui méritent le respect ! C’est nous autres et rien que nous autres ! Vous allumez la radio des fois ? Le slam, le rap, ça vous dit rien ? Vous n’écoutez pas les paroles ? Réglez vos sonotones, vieilles choses, la jeunesse vous parle !

Loussa avait toujours encouragé les tirades de Mosma. Dès que l’orateur s’essoufflait, il le relançait :

— Il se croit jeune, l’asticot, mais il cause comme nos vévés les plus usés. Le respect qu’on leur doit, depuis plus de vingt ans, ils n’ont que cette idée dans leur encrier. Ils appellent ça le réel et cette confusion fait notre prospérité.

Mosma bottait en touche chaque fois que Loussa l’acculait à la réflexion.

— De toute façon, je suis trop bon de causer avec une nounou hors d’usage.

Allusion à l’époque assez lointaine où Loussa perdait des soirées à lui raconter ma jeunesse. « Encore, Loussa, encore les emmerdes de papa quand il était jeune ! »

C’était, comme on dit, le bon temps.

Un des bons temps.

Enfin, un des bons moments de ces temps-là.

Je me faisais une joie de passer la soirée avec Mosma. Cette nuit, je ne dormirais pas seul dans la Quincaillerie. Alléluia, le fils était revenu ! Le lendemain matin, je lui préparerais son petit déjeuner, un cocktail de graines garanties pure santé que Julie et Gervaise avaient mis au point dans sa petite enfance et dont le gaillard à la peau cuivrée et aux muscles d’acier ne s’était pas lassé. J’exultais en ouvrant la porte de la Quincaillerie. Je m’offrais une régression délicieuse. Je retrouvais le rire d’être père. Mosma invita Loussa à se joindre.

Loussa résista mollement :

— Tu n’as plus l’âge des histoires nocturnes, graine de petit con, vas-tu enfin me foutre la paix ?

Mais on ne résistait pas à l’enthousiasme de Mosma et nous entrâmes tous les trois dans la Quincaillerie.

26

Il faisait nuit noire à cette heure tardive, bien sûr. J’ai tâtonné, et, quand j’ai allumé, une clameur s’est élevée qui m’a fait lâcher les bagages. Loussa a failli en tomber dans les pommes. Ils étaient tous là. Absolument tous les membres de la tribu, du noyau familial au cercle le plus éloigné : il y avait Clara, Thérèse, Louna, Jérémy, Le Petit, Hadouch, C’Est Un Ange, Maracuja et Théo, mais le capitaine Titus aussi (parrain de Maracuja), le docteur Postel-Wagner (qui a mis Mosma au monde), le professeur Berthold* (qui a avorté Julie et accouché Gervaise) et son ennemi intime le professeur Marty* (qui a sauvé Jérémy des flammes et installé C’Est Un Ange parmi nous). Il y avait aussi Mondine*, la femme de Berthold, en pleine sandwicherie avec sa vieille copine Gervaise, la Rachida* de Hadouch qui petit-fourrait avec Thérèse pendant que sa fille Ophélie* disparaissait dans les bras de Mosma (tiens, c’est nouveau, ça) et que Clara jouait son rôle de photographe mondaine. La Reine Zabo était venue retrouver Loussa, mais Verdun n’était pas là, retardée par le boulot, comme souvent.

Julius le Chien ne savait plus où donner de la joie.

Il s’agissait soi-disant (j’inclus mes plus intimes dans l’effarant mensonge concocté par ce « soi ») d’une fiesta organisée pour le retour des explorateurs. Après tout, m’expliqua Jérémy beaucoup plus tard, cette petite fête aurait vraiment eu lieu si les gosses étaient vraiment partis et vraiment revenus. « Les occasions de rassembler la tribu ne sont pas si fréquentes, Ben. »

Mais en l’occurrence, c’était une fête alibi. Elle réunissait ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas. Je faisais partie des seconds. Ceux qui savaient enfumaient ceux qui ne savaient pas, lesquels pourraient, le cas échéant, témoigner en toute bonne foi du retour des explorateurs, puisqu’ils y avaient assisté. Maracuja et C’Est Un Ange étaient aussi bronzés que Mosma, tous les trois distribuaient leurs cadeaux alentour. C’est comme ça que je me suis retrouvé avec un chapeau de cangaceiro en cuir bouilli sur la tête et un charango dans les mains — un malheureux tatou transformé en instrument à cordes. J’ai failli le lâcher tant il semblait vivant.

— N’aie pas peur, vieux père, ce tatou n’est plus un animal, c’est de la musique à présent. Les sertaneijos en jouent très bien !

La surprise dans la surprise, c’était la présence de maman et celle de Julie.

— Paul a fait une fugue, expliqua notre mère, on a beau faire attention c’est le roi de l’évasion. J’en ai profité pour m’offrir une permission et venir accueillir les petits. Julie est passée me prendre.

En réalité Gervaise avait prévenu Julie de la gravité de la situation, Julie avait sauté dans sa bagnole pour monter sur le front des urgences et participer au mensonge collectif. Au passage, elle avait sorti maman de sa cage à vieillards, dont Paul, effectivement, s’était échappé ; parti faire un tour avec son copain Alois Alzheimer.