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Ce qui est passé nous manque et ce qui dure nous lasse, voilà l’homme. Devenir et demeurer tout ensemble, voilà son rêve. Je ne connais que Xavier Legendre, directeur des services actifs de la police judiciaire, pour avoir satisfait à cet idéal.

Succéder au commissaire divisionnaire Coudrier, son beau-père, avait été le projet de sa jeunesse. Une fois ce but atteint, il n’avait plus rien désiré avec ardeur. Si ce n’est me foutre en taule définitivement. Coudrier me tenant pour le parangon de l’innocence bafouée, Legendre m’estimait, lui, coupable de tout depuis toujours, et aucunement amendable. Il avait déjà réussi à m’embastiller une fois pour quelques semaines mais ça ne lui avait pas suffi. C’était la perpétuité qu’il ambitionnait pour moi. Lui-même macérait dans une sorte d’éternité. Son bureau n’avait pas changé d’un poil depuis notre dernière rencontre, qui ne datait pourtant pas d’hier ; un bureau de cristal. Tout y était transparent. Baies vitrées sur le couloir et sur la ville, lumière halogène, moquette blanche comme l’innocence. Par opposition au bureau Empire de son beau-père, bien sûr : lumière confidentielle, tentures épinard piquetées d’abeilles d’or, cheminée aux marbrures complexes, divan Récamier, porte capitonnée et lourds rideaux tirés sur le monde. La même pièce, pourtant, hantée successivement par deux hommes ; l’homme de tradition et la flèche d’avenir. Chez moi, disait le décor de Legendre, rien à cacher, on voit à travers les murs.

Il avait un peu changé, lui. Vieilli comme un petit pois, par le crâne, tout ridé aujourd’hui, mais le costume toujours aussi soyeux et la parole ciselée.

Il m’accueillit en affichant une désolation courroucée :

— Enlevez-lui ces menottes, Carrega, voyons, qu’est-ce qui vous a pris ?

Il hochait une tête effarée.

— Veuillez excuser le commandant Carrega, monsieur Malaussène, l’excès de zèle c’est la plaie du métier.

Puis, à Carrega, tellement scié qu’il n’en trouvait plus ses clés :

— Bon, vous le libérez, oui ?

Et de nouveau à moi, comme une confidence entre homologues :

— Que voulez-vous, on veut grimper… L’ambition est le talon d’Achille de la compétence.

Je jure sur ce que j’ai de plus profane que c’est, au mot près, ce que Legendre a sorti en m’accueillant. C’est dire l’atmosphère de travail qu’il faisait régner dans son marigot immaculé. Pour un peu j’en aurais consolé Carrega.

Quand le malheureux m’a enfin ôté les menottes, j’ai privé Legendre du plaisir de me voir me frotter les poignets. On a ce réflexe, en effet ; je n’y ai pas cédé.

— Asseyez-vous, monsieur Malaussène, je vous en prie.

Les fauteuils étant eux aussi transparents, il me fallut chercher le mien pour m’y poser. Cela fait, nous nous retrouvâmes assis l’un en face de l’autre comme deux images en suspension, séparées par un bureau lui-même invisible sur lequel flottait un de ces ordinateurs dessinés pour fendre le cosmos.

— Commençons par le commencement, si vous le voulez bien, monsieur Malaussène. Les motifs de votre interpellation vous paraissent-ils justifiés ?

Il voulait mon assentiment. Il voulait que le gendarme et le voleur sachent ce qu’ils fichent ensemble. D’après Titus c’était son rôle préféré, le policier pédagogue. Enfin, corrigeait Silistri (tiens, où était-il, Joseph ? Je ne l’avais pas vu à la fête…), sa pédagogie ne va pas jusqu’à nous expliquer comment il paie sa collection de costards.

De fait, le halo que faisait la soie autour de Legendre l’installait très au-dessus de sa condition.

Il me souriait franchement, à présent :

— Apologie du kidnapping, non ?

Que répondre à ça ? De toute évidence il avait vu la maudite interview, lui aussi. Je peux même décrire sa joie quand il m’a entendu dévider mon chapelet de conneries dans ce foutu TGV. Ses yeux sont sortis de leurs orbites, ses oreilles ont triplé de surface, il a bondi de son fauteuil, il s’est tapé le cul par terre en hurlant « je le tiens, je le tiens, je le tiens », il a fait dix fois le tour de son burlingue en courant sur ses parois de verre, il est retombé complètement essoufflé dans son fauteuil directorial et il a signé Tex Avery. Il en frémissait encore :

— C’est bien à quoi vous vous êtes livré lors de cette interview, en compagnie de l’abbé Courson de Loir, non ? L’apologie de l’enlèvement et de la séquestration !

Sans me laisser le temps de répondre, il ajouta :

— Et l’incitation à la désobéissance civile.

— …

— N’est-ce pas ?

Comme j’y réfléchissais, il a tenu à me donner un coup de main :

— Voyons, monsieur Malaussène, déclarer publiquement que les auteurs de ce manifeste… je vous cite de mémoire… « témoignent d’un degré de conscience sociale désormais étranger à nos élites politiques », n’était-ce pas les donner en exemple ? Et inciter la jeunesse à suivre cet exemple ? C’est-à-dire à rançonner le capitalisme en kidnappant les chefs d’entreprise.

— …

— À moi, en tout cas, le message m’a paru des plus clairs, ainsi qu’à mes subordonnés. Et parfaitement désastreux compte tenu du climat ambiant, vous en conviendrez.

Ici, une pause, assez longue, pour me donner le temps d’y réfléchir.

Puis, il m’a demandé :

— Vous le connaissez depuis longtemps ?

Qui ça ?

C’est la question qu’il a dû lire dans mes yeux parce qu’il a précisé :

— L’Abbé.

Jamais vu, non, c’était la première fois.

— Jamais vu, non, c’était la première fois.

Le soupir de Legendre suggéra que nous n’avions pas de temps à perdre.

— Permettez-moi d’en douter, monsieur Malaussène. Si j’en crois cette photo…

L’ordinateur qu’il tourna paresseusement vers moi montrait l’Abbé posant sa main sur mon avant-bras, et ma parole, oui — hasard de la photographie de presse —, on aurait juré, à l’expression amicale du prêtre et à mon air de rire sous cape avec ma main sur les yeux, que nous étions cousins germains ou vieux compagnons de séminaire. Si on en croyait cette photo, oui, nous ne dations pas d’hier.

— Une question sérieuse, à présent, monsieur Malaussène.

(Ah bon, parce que nous avions fait dans les farces et attrapes jusqu’à présent ?)

— Pourquoi avez-vous dissuadé l’Abbé d’accepter le chèque du parachute doré sur le parvis de Notre-Dame ?

Quoi ?

Pardon ?

Qu’est-ce que j’ai fait, encore ?

— C’est très sérieux, monsieur Malaussène.

Il m’expliqua en quoi la chose était grave. Jusqu’à cette interview, il était tout à fait convenu que l’Abbé accepterait la remise du parachute de Lapietà à la sortie de la première messe. Or, après notre voyage commun, après mes déclarations calamiteuses sur les mérites des preneurs d’otages, l’Abbé avait changé son fusil d’épaule, tout soudain, et renoncé à toucher cette rançon. Quelle explication pouvais-je donner à ce revirement — dont les conséquences sont proprement incalculables, monsieur Malaussène ?

— …

— Je vous écoute.

Je savais à peine de quoi il parlait. Je n’avais pas suivi l’actualité du dimanche. J’avais préparé ma rentrée littéraire du lendemain, tout à la joie de retrouver Mosma après le boulot. Alors l’actualité… Une fois de plus je ne savais rien de rien, si ce n’est que j’étais en train de payer mon ignorance au prix fort. En fait, je voyais se réaliser la prophétie d’Alceste : « Ce n’est pas moi que vous fuyez, Malaussène, c’est le réel ! Mais il vous rattrapera, faites-lui confiance ! Il n’en a pas fini avec vous, le réel ! »