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TALVERN : À Nice, oui, c’est vrai, quartier de l’Ariane dans la vallée du Paillon. Vous avez des parts sur Olvido ?

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TALVERN : Monsieur Balestro, avez-vous des parts sur Nessim Olvido ?

BALESTRO : Oui.

TALVERN : Combien ?

BALESTRO : (1, 2, 3, 4, 5,) Quarante pour cent.

TALVERN : Qui sont les autres actionnaires ?

BALESTRO : La famille, un peu. Les autres, je sais pas. Il y a du monde sur Olvido. Et puis les parts, ça se revend. Comme je vous le disais, il commence à peser, Olvido.

TALVERN : Quel âge avait-il, quand vous l’avez découvert ?

BALESTRO : Je ne sais pas. Il était jeune. Il était doué.

TALVERN : Et quand vous l’avez vendu aux Polonais ?

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TALVERN : Il avait seize ans, trois mois et deux semaines, monsieur Balestro, il était mineur. Vous avez touché trois cent cinquante-sept mille dollars pour l’opération, comme l’atteste votre compte CD 38 507 Q, et les papiers du gamin ont été trafiqués par Paul Andrieux-Mercier qui purge actuellement une peine de cinq ans à la Centrale de Clervaux pour faux, usage de faux, recel, coups et blessures et j’en passe.

BALESTRO :

TALVERN : Voulez-vous appeler maître Soares, monsieur Balestro ? Je me vois contrainte de vous mettre en examen.

6

— Résister aux faits divers ne fait pas de vous un résistant, Malaussène !

La voix d’Alceste nous a poursuivis un bon moment, Julius et moi. Au fond, mes visites lui font un bien fou. Chaque fois que je le quitte je l’imagine sautant sur son ordi et tapant de ses vingt doigts pour morigéner l’indifférence humaine au nom de la vérité vraie. C’est son truc, Alceste, la vérité, c’est son encre.

— Son encre et notre prospérité, Malaussène !

Une trouvaille de la Reine Zabo, ces hérauts de la vérité vraie ; ce sont eux qui remplissent les caisses des Éditions du Talion, aujourd’hui. Dans la décennie qui a suivi la chute du mur de Berlin, ma sainte patronne a constaté une autre chute : le chiffre de ses collections d’essais fondait comme la calotte polaire. L’étude des sociétés ne faisait plus recette. Basta, le rêve collectif ! Assez de chimères ! Assez de cadavres ! Si vérité il y a, c’est au cœur de l’expérience individuelle qu’elle niche ! Voilà ce qui flottait dans l’air nouveau. Chaque romancier avait désormais à cœur d’écrire sa vérité à lui. Là est le filon, avait conclu la Reine Zabo, c’est dans cette nouvelle conviction qu’il faut recruter.

— Qu’en pensez-vous, Malaussène ?

Il se trouve que j’étais présent en ce matin historique où la Reine avait décidé de racheter tous les auteurs de vérité vraie qui ne publiaient pas chez elle. (Nos « vévés », écrivait-elle dans ses notes de service.)

— Je pense que ça fait beaucoup de vévés à racheter, Majesté.

— Ça va nous coûter un bras ! renchérit Loussa.

— Un investissement rentable, pronostiqua Leclercq, notre expert-comptable.

— Je vends ma maison du cap Ferrat à des bandits russes, je diminue vos salaires d’un petit quart, on emprunte le reste, on rachète les vévés et on se rembourse sur les bénéfices. C’est gagné d’avance !

Moyennant quoi, Loussa et moi avons passé les mois suivants à débaucher les vévés chez tous les éditeurs qui croyaient avoir acheté un morceau de la vérité vraie. Venez chez nous, venez chers auteurs, la Reine vous aime vraiment, vous serez son seul et son unique ! Ils y ont cru. Ils ont accepté les chèques et ils ont rappliqué, tous, chacun se prenant pour lui-même. Alceste est le champion du jour. Son Ils m’ont menti casse la baraque depuis huit mois. Sa famille aimerait l’empêcher d’écrire la suite.

Tels sont les souvenirs qui accompagnent mon retour au village, Julius le Chien marchant devant moi.

À chaque lièvre qu’il lève, Julius s’assied.

À chaque biche qui bondit d’un sous-bois, Julius s’assied.

À chaque buse qui prend son lourd envol du haut d’un piquet de clôture, Julius s’assied.

Il s’assied, regarde l’animal jusqu’à sa disparition complète, puis un coup d’œil dans ma direction et nous reprenons la route. L’anti-chien de chasse par excellence ? Un ravi de la crèche animale ? Un éthologue qui tient à me faire profiter de la faune ? Il ne manifeste pourtant aucun émerveillement : la bête bondit, Julius s’assied, la bête court, Julius regarde, la bête disparaît, Julius repart. Et pas la moindre expression dans l’œil qu’il pose brièvement sur moi avant de reprendre la route.

Va savoir pourquoi, ça me fait penser à Talvern, l’effarant colosse de Verdun. La passion placide de Ludovic Talvern pour ma petite sœur Verdun, son épouse devant la République… Il y a du Julius, là-dedans, de l’évidence énigmatique. Un été Ludovic a porté Verdun sur ses épaules jusqu’au sommet du Grand Veymont. Talvern s’offrait un dénivelé de mille deux cents mètres, sa femme sur le dos ! Il grimpait loin devant nous. De temps à autre on voyait Verdun se lever et sautiller sur toute la largeur de son homme pour se dégourdir les jambes. Le reste du temps, elle potassait son droit du sport, assise sur son épaule gauche, le bras autour de son cou. Elle n’avait pas encore fini ses études, à l’époque.

De Verdun je passe naturellement à la juge d’instruction qu’elle est devenue et de la juge à l’affaire Lapietà. L’affaire Lapietà qui me colle à la semelle tandis qu’apparaît le village,

où Julie m’attend,

au café de la Bascule,

derrière un demi en train de s’éventer.

*

C’est justement ce dont on parle quand j’ouvre la porte, l’affaire Lapietà. En fait de conversation, la Bascule est au plat unique.

— Il sait pas la meilleure, le Malo ?

Bienvenue collective.

Le regard navré de Julie m’annonce que je n’y couperai pas. Je laisse choir mon sac à dos, réclame un demi pour moi et une gamelle de flotte pour Julius resté dehors. Tout le village masculin est là. Et tous de se taper sur la cuisse, de se fendre mêmement la gueule, parce que, pute borgne, enlever Lapietà c’est déjà pas de la tarte, mais demander son parachute en or comme rançon, et pas un centime de plus, ça, ça cause !

(Ah ! voilà ce que voulait m’annoncer Alceste… Le montant de la rançon…)

Histoire d’entrer dans la danse, je demande :

— C’est combien, déjà, le parachute doré ? C’est quoi, le chiffre exact ?

Ils me le sortent d’une seule voix.

— Ah ! Quand même !

Toutes calculettes dehors, suit la cascade des comparaisons :

— Vingt mille fois le SMIC net, dis donc !

— Vingt-huit mille cinq cents fois ma retraite, de Dieu !

— Et toi, César, combien de ton RSA ?

Le maître du husky piétineur de myrtilles marmonne le montant de son allocation :

— Putain, quarante-quatre mille huit cent sept fois le RSA de César ! braille son voisin de coude en levant son verre comme s’il trinquait au plus chanceux.

— Tu trouves pas que ça cause, le Malo ?

Le Malo c’est moi, je suis le gars de Julie. Julie c’est leur Juliette, la fille de feu le gouverneur colonial Corrençon, la légende du Vercors, un village porte son nom de l’autre côté du massif. Leur Juliette… Nés et grandis ensemble. Leur chef de bande à l’âge des découvertes. Celle qui se défendait comme trois mecs en cas de litige. Pas un gars de la région ne s’y serait risqué, côté gaudriole. Ça ne leur serait pas venu à l’idée. Défendue par tous, par conséquent interdite à chacun.