— Une Maserati, sans permis !
— Vaut mieux conduire sans permis et être bien éveillé que de conduire avec permis et roupiller !
J’achève la traversée du Bois et amorce la rampe de Saint-Cloud.
— Tu sais par quoi débutera l’enquête ? demande M. Blanc.
— Pas la moindre idée, on avisera quand j’aurai récupéré.
— Moi, je sais.
— Sans blague.
— Il faut commencer par le commencement.
— Et c’est quoi, le commencement ?
Il hausse les épaules.
— Ta mère !
Un con est un con,
dit Lamartine à Elvire.
Le vent léger de la nuit apportait des senteurs marines sur la plage de Calamitybeach (côte Est des Etages-Unis). A droite de la cité balnéaire se trouvait le petit port avec ses bateaux pressés en un vaste troupeau blanc. Beaucoup de voiliers. Leurs haubans agités par la brise produisaient ce petit bruit nombreux et irritant qui signale la proximité des ports de plaisance aux promeneurs solitaires. Le ciel était bas, gonflé, avec des zébrures livides qui lui donnaient un petit air d’apocalypse. Sur la gauche s’étendait la plage peu engageante puisque composée de galets grisâtres. A l’extrémité de celle-ci, une jetée de planches s’avançait dans la mer. Elle était inutile, très vieille et vermoulue. On l’avait construite avant le port pour y amarrer des barques de pêche ; mais depuis que le port était né, elle périssait lamentablement, noire et vaseuse, et onc ne songeait, au conseil municipal de Calamitybeach à la faire démolir. Calamitybeach ne comptait pas parmi les stations à la mode. Elle réunissait, l’été, de modestes vacanciers en provenance de Baltimore ou de Philadelphie qui s’entassaient par familles, souvent nombreuses, dans des cabanons de planches aux couleurs pimpantes.
L’homme portait un complet blanc froissé et une chemise bleu sombre. Il était âgé d’une cinquantaine d’années, ses cheveux grisonnants se raréfiaient sur le dessus de la tête. Il n’avait presque pas de cou, ce qui accentuait son aspect massif. Depuis plus d’une demi-heure il arpentait la jetée, fumant cigarette sur cigarette. Il les jetait à la mer, à demi consumées, en se demandant si on ne lui avait pas posé un lapin. Ce n’était pas la première fois qu’il travaillait pour ce « client ». L’homme lui avait déjà confié deux affaires dont il s’était parfaitement acquitté. Il avait perçu le montant de son contrat sans problème, et cependant, ce soir-là, peut-être (et même probablement) à cause de son échec, le doute s’emparait de lui.
On entendait, portée par l’eau, une musique de danse en provenance de Néo-Atlantic, de l’autre côté de la baie, dont il distinguait le miroitement, très loin là-bas, sur l’eau sombre.
Il regarda le cadran lumineux de sa montre de plongée qui indiquait onze heures dix minutes du soir : quarante minutes de retard ! « Il » ne viendrait plus. Et pourtant la voix au téléphone avait été formelle : « Soyez à dix heures trente sur le ponton de Calamitybeach et attendez. »
Un empêchement ? Il n’y croyait pas trop. Son client n’était pas du genre « fâcheux contretemps ». Alors ? Tenait-on à le laisser mijoter parce qu’on devait lui apporter un paquet de fric ? D’abord, il n’était pas certain qu’on le lui remît car, après tout, il n’avait pas respecté entièrement les clauses du marché. Certes, ce n’était pas sa faute, mais un contrat est un contrat et son client ne badinait pas. D’une chiquenaude, il expédia sa énième cigarette dans l’Atlantique. Elle produisit un petit bruit de succion au contact de l’eau.
Il allait en tirer une nouvelle de sa poche lorsque les phares d’une Cadillac noire trouèrent la nuit. L’auto était noire, non seulement par sa carrosserie, mais également par ses vitres. C’était une grosse masse géométrique, brillante et opaque comme un bloc de charbon.
Elle stoppa à la hauteur de la jetée. Une portière arrière s’ouvrit et un homme en sortit avec lenteur. Il était vêtu de noir, portait des lunettes teintées et il était coiffé d’un étrange chapeau à large bord de style espagnol. Il claudiquait en s’appuyant sur une énorme canne de bambou à poignée d’ivoire. Sans forcer l’allure, il s’engagea sur le ponton et sa démarche saccadée fit résonner celui-ci étrangement.
— Je commençais à me demander si vous viendriez ! fit l’homme en blanc à l’homme en noir.
— Je viens toujours quand je l’ai dit, riposta l’autre.
Sa voix avait un accent légèrement velouté qui trahissait des origines latines, et cependant elle restait impersonnelle, presque mécanique comme celle d’un répondeur du service des Postes. Il ne s’excusa pas à propos de son retard et continuait d’avancer sur le ponton, tâtant les planches usées du bout de sa canne, pour s’assurer de leur solidité. Il paraissait avoir hâte d’atteindre l’extrémité de cette jetée branlante, comme s’il redoutait que des oreilles indiscrètes fussent embusquées dessous. Un homme de précautions !
Le type en blanc éprouvait une espèce de malaise. Cet individu l’avait toujours incommodé par sa froideur. Il ne lui avait jamais vu les yeux, mais se doutait que ceux-ci ne devaient pas être les yeux de n’importe qui.
Ils cheminèrent sans parler jusqu’à la fin du ponton. A cet endroit, on avait l’impression de se trouver à la proue d’un bateau car on était environné d’eau. La forte houle jetait des vagues flasques contre les pilotis et le bruit d’éternité de l’océan s’enflait à donner le vertige.
— Comment cela s’est-il passé ? articula le boiteux.
— Pas du tout comme nous le souhaitions, fit l’autre.
— C’est-à-dire ?
— Je lui ai fait subir les pires… ennuis et il n’a pas parlé.
L’autre resta sans réaction, attendant un complément d’explications.
— J’ai même usé du sérum de vérité, ajouta le type en blanc. Une injection de cheval. Il a prétendu qu’il ignorait tout de cette histoire.
Son interlocuteur ne répondit pas.
— En tout cas, soyez persuadé d’une chose : ce qu’il a salement dégusté, personne n’aurait pu supporter ce traitement sans se mettre à table. S’il n’a pas parlé, c’est qu’il ne savait rien.
Toujours le silence. Le bonhomme sans cou se racla la gorge.
— Je lui ai fendu la bite en deux, fit-il en baissant la voix. Je lui ai découpé les joues. Je lui ai sorti les tripes en prenant garde de ne pas le tuer. Comme il me répétait toujours la même chose, j’ai entrepris des recherches dans sa maison et dans les dépendances. Tout fouillé, tout exploré à la loupe, tout sondé, j’ai creusé le sol, que sais-je ! Quatre heures de boulot et rien ! J’ai trouvé des paperasses mais toutes concernaient sa vie à lui. Je les ai brûlées à toutes fins utiles. Quand j’en ai eu terminé, il était mort comme une brique des suites de ses blessures.
L’homme noir prit enfin la parole :
— En somme, c’est un échec complet ?
L’autre tressaillit.
— Comme vous y allez ! Je ne pouvais pas découvrir des documents qu’il n’avait pas. Car il ne les avait pas, fatalement. Je vous répète qu’il est impossible de résister à mon traitement. Il pleurait, criait grâce, priait !
— Il n’y a rien de plus buté qu’un vieux paysan savoyard, fit l’homme à la canne.
— La résistance humaine a des limites. L’homme m’implorait pour que je l’achève ; croyez-vous qu’il se serait obstiné à fermer sa putain de gueule s’il avait eu le moyen de stopper la séance ?
— C’est un échec ! gronda le « client » de l’homme en blanc. Vous ne me ramenez rien du tout et maintenant ce vieux salaud est crevé ! J’ai eu tort de vous faire confiance, monsieur Burk.