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Ainsi apostrophé, le tueur blêmit. Une bouffée ardente, rouge comme la mort, lui fit porter la main à son veston.

— Je ne vous permets pas de me parler ainsi ! dit-il. Je n’ai rien ramené parce qu’il n’y avait rien à ramener, alors payez-moi !

— Je vais vous payer avec ma canne, espèce de tocard ! grinça son interlocuteur en levant sa canne pour lui en porter un coup.

Subconsciemment, Burk fut surpris par la lenteur de son mouvement ; il n’en saisit pas moins la canne à deux mains dans un réflexe naturel. Alors l’homme en noir donna un coup sec en arrière, pour dégager la longue lame fine qui se cachait dans le tube de bambou, puis il fit le geste inverse et sa fine épée plongea dans le ventre de Burk, sans rencontrer de résistance. Le tueur se retrouva sur le ponton, continuant de serrer à deux mains le fourreau de bambou, avec cette tige d’acier qui le traversait de part en part. Son agresseur retira lentement sa lame du ventre de Burk, puis releva ses lunettes sur son front. Burk vit alors ses yeux pour la première et la dernière fois.

Ils étaient d’un bleu presque fluorescent. L’homme noir le fixait avec une rage incommensurable.

— Tocard ! répéta-t-il. Sale tocard !

Burk voulut se saisir de son pistolet, mais ce simple geste le déséquilibra et il tomba à genoux sur les planches visqueuses. La partie creuse de la canne-épée qu’il serrait toujours jusque-là dans ses doigts crispés lui échappa et roula sur le ponton pour tomber à la mer. L’homme en noir poussa une exclamation de rage. Il tenait beaucoup à sa canne dont il se servait depuis près de vingt ans. C’était un bel objet d’une certaine rareté, acheté jadis chez un antiquaire de Rome.

Il appliqua la pointe de sa lame sur la gorge de Burk, à l’endroit précis où se trouvait la carotide. Un coup sec comme l’estocade au bulbe qui met fin à la vie d’un taureau à l’agonie. Il se produisit un vilain gargouillis. Le veston de Burk rougit à l’emplacement du col et des revers. Son meurtrier se pencha sur le flot écumant. La houle emportait le fourreau de bambou vers le large ; dès lors il souhaita qu’elle l’emmène jusqu’en Afrique.

Tout corps plongé dans un liquide

reçoit une poussée de bas en haut,

sauf si ce liquide

est de l’acide sulfurique.

J’ai perdu la notion de l’heure lorsque je m’éveille. Un certain remue-machin règne dans la maison. J’à-tâtonne en direction de mon étable de chevalet pour y récupérer ma montre. Je lis, comme je te vois, six heures à son beffroi. N’aurais-je donc roupillé qu’une plombe ou bien… C’est ou bien qui gagne. Les rideaux tirés hardiment me révèlent un projet de fin de journée plein le ciel.

Je me traîne sous la douche. Plein les endosses ! Du froid, du tiède, du brûlant. Very well Saint-Cloud. Un nouvel homme est né. Un peu tard, mais enfin le voilà. Je me vêts en training. Pas que je raffole, mais m’man adore. Ça lui indique que je ne suis pas sur le point de la quitter. J’ai un bel ensemble bleu France avec du blanc aux épaules, qui met en évidence mes génitoires et mes pectoraux.

L’athlète déboule de sa chambre et se heurte à Maria, la bonne. Je lui souris. Elle est en train de fourbir la rampe à la peau de chamois. Loquée princesse. Des atours vertigineux. Un décolleté profond comme le gouffre de Padirac, de la dentelle, des zigoulis, des froulalas, qu’à peine elle a noué par-dessus un tablier du répertoire, celui que les soubrettes mettent pour annoncer comme quoi « Madame est servie. »

— Tiens, vous êtes de sortie, ce soir ? je lui adresse.

Un regard grand comme les deux tunnels percés dans la montagne de Lépine (mais y en a un qui n’est pas encore ouvert et qui ne le sera probablement jamais) et empli d’extase, de mélancolie, d’invitation à la valse m’enveloppe de la tête aux roustons. C’est alors que me revient en mémoire notre aimable troussée express de la veille. Mon sourire s’efface. S’agit pas de commencer un roman d’amour avec la gentille Portugaise poilue comme une mygale.

A mi-escadrin je m’arrête, troublé par une vision anormale. Un gosse noir vient de traverser le couloir en courant. Et puis un autre le suit. Puis Toinet, et un troisième noirpiot. Et encore trois à la fois : des filles en robettes jaunes.

J’achève de débouler et me dirige jusqu’à la cuistance. J’y trouve m’man, l’inspecteur Blanc et Ramadé, son épouse. Cette dernière est devant le sacro-saint fourneau de Félicie en train d’y frigousser des choses.

Je dis bonjour, éberlué par cette invasion sénégalaise.

— J’espère que ce ne sont pas les enfants qui t’ont réveillé, me dit Jérémie ; on a beau leur prêcher le calme, tu sais ce que c’est ?

Oui, je sais ce que c’est. Comment ne le saurais-je en apercevant les meubles renversés du salon, le balancier de notre pendule ancienne accroché au loquet de la porte, et la petite cabane confectionnée dans le couloir à l’aide des tableaux qui, d’ordinaire se contentent d’honorer nos murs.

— J’ai passé la journée avec ta maman qui est au poil, continue Jérémie. Elle me demandait comment c’était la cuisine de chez nous. Alors je suis allé chercher Ramadé pour qu’elle nous mijote un bouffement.

Je louche sur les dix kilos de piments rouges qui pyramident sur la table. Demain, nos chiottes entendront des plaintes, mon vieux, ça je te le dis !

M. Blanc est assis tout au bout de ladite table, devant un cahier d’écolier quadrillé dont il a noirci une flopée de pages.

— Tu écris un roman ? je demande. Une nouvelle version des Misérables ou de L’Amant de lady Chatte à l’Air ?

— J’ai pris des notes à propos de l’affaire.

— Quelle affaire ?

— Oh ! dis, tu dors encore ou quoi ? L’oncle Tom, mon vieux.

— Bravo ! tu n’as pas perdu de temps.

Je désigne un paquet de lettres posées en vrac devant lui.

— Et ça, des originaux de la marquise de Sévigné ?

— Non. Toutes les lettres que ta tante Mathilde a écrites à ta maman pendant la période où elle a vécu avec Thomas Dugadin.

Eh, dis, pas fou l’artiste ! Quand je t’affirme que c’est un surdoué de la Poule, mon Jérémie. Le soir où je suis allé toquer à sa lourde, j’ai fait beaucoup pour la gloire de la police françouaise[4].

Je m’assois à son côté, ensuqué par ma dorme diurne.

— T’as pas une giclée de caoua à la traîne, m’man ? je m’informe.

Tu penses que si, la chérie. Elle fonctionne à l’ancienne, m’man. C’est pour ça que ses frichtis sont cool et que ça baigne autour d’elle. Son fourneau, comme les hauts du Creusot ne s’éteint jamais. Et, en permanence, demeure près du tuyau une énorme cafetière émaillée, blanche, avec des motifs bleus représentant des cerises. Le goulot en col-de-cygne est jauni. Je crois que Félicie, qui est la propreté même, fait exprès de laisser cette couche brune se former. Elle maintient l’arôme profond du café.

Alors, bon : « la verse pour un ! » comme crient les loufiats dans les bars. J’aime bien le « jus » réchauffé. Pas réchauffé, non, je débloque, « maintenu ». Il faut qu’il reste à bonne température sans bouillir, surtout, puisque « café bouillu, café foutu ».

Elle laisse tomber « mes » trois sucres dans le bol.

Ramadé attend un mouflet pour la prochaine fois. Elle va battre le record de la mère Mathias, un jour, fatal. C’est une femme dodue, silencieuse et d’une gentillesse éperdue. Elle vit « après » son bonhomme comme le vanillier après le support qu’il parasite. L’épouse-liane, comprends-tu ? Sans Jérémie, elle tombe, dépérit et meurt.

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4

Ecoute, sois pas con : il faut absolument que tu lises La fête des paires. En vente dans toutes les bonnes gares du réseau national et banlieue. Si t’as pas d’argent, lis-le chez un libraire mais ne le vole pas, surtout. L’honnêteté étant le dernier luxe qu’on peut s’offrir de nos jours.