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Elle me regarde à la dérobée, impressionnée par la majesté qui rayonne de moi. Pour lui calmer l’angoisse inhérente à toute admiration, je lui ponctue des sourires bien dosés : légers, discrets, bienveillants.

L’affaire qu’elle entreprend de cuisiner commence à sentir la fange africaine. Ça vient d’ingrédients spéciaux « de là-bas » qu’elle a foutus dans l’huile de la cuisson. M’man, héroïque, continue de produire un visage « enchanté ». Comme si ce qui se perpètre la ravissait hautement, ma vieille ; toutes ces choses pas comestibles pour nos pauvres estomacs civilisés.

Et le tas de piments qui va se joindre au reste dans pas longtemps, je subodore. Ah ! il va pas être triste, le bouffement de Ramadé Blanc !

— Qu’as-tu trouvé d’intéressant ? questionné-je.

M. Blanc s’enfonce le capuchon de sa pointe Bic dans l’oreille pour se la curer. Il a cet air inspiré du gars qui va prendre son pied. Tout juste s’il se met pas à agiter une jambe comme un chien qui se gratte. Il retire l’objet de son entonnoir, recueille entre pouce et index le produit de ses fouilles, le roule et balance la boulette obtenue à travers la cuisine sans se soucier de son point de chute. Elle tombe à côté de la marmite où mijotent les obscures denrées cuites par Ramadé.

Je me dis que c’est comme une fatalité. Qu’ils soient noirs ou blancs, faut toujours que mes meilleurs potes se comportent comme des dégueulasses.

— Raté ! je lui dis.

— Quoi ?

— Ta boule de cérumen a manqué la casserole, tu crois que ça va être préjudiciable à la qualité du plat ?

Il me regarde, indécis.

— Oh ! je comprends. Ça ne se fait pas de se curer les oreilles.

— Dans sa salle de bains, c’est même recommandé, grand. Mais en public et dans une cuisine, c’est moins apprécié. Si un jour tu mènes une enquête dans la bonne société, ne chie pas dans les pots de fleurs du salon, on risquerait de trouver ça désinvolte.

Il opine.

— T’as raison, faut me dire tout, murmure-t-il. Grand-père bouffait du missionnaire, tu saisis, mon vieux ? Et moi, c’est pas parce que je lis les articles de Michel Droit dans le Figaro que je sais tout de votre putain d’éducation de merde ! Laisse-moi le temps de devenir hypocrite.

Il recapuchonne cette merveille du génie humain qu’est une pointe Bic.

— Bon, je te résume…

Il ferme son cahier et le rouvre à la première page.

— Ta tante est décédée en 1975. Elle a vécu neuf ans et sept mois avec Dugadin. Ces lettres reflètent donc une période de la vie de ce vieux allant de 65 à 75.

Il est méthodique, Jérémie. Analytique. C’est essentiel pour pratiquer avec succès ce métier de con.

Les fragrances sortant du chaudron infernal de dame Ramadé sont de plus en plus obsédantes. Franchement, je suis inquiet et me demande s’il est, non pas comestible, mais plus simplement « approchable », son brouet. De grandes angoisses stomacales me taraudent.

— A vrai dire, poursuit mon pote, l’existence de ce Dugadin paraît avoir été monotone. Il se levait avant l’aube, s’occupait de ses animaux, puis de ses champs, bouffait frugalement et allait se pieuter en même temps que ses poules. Ta tante, franchement, elle avait des instincts monacaux pour vivre en compagnie de ce grigou. On sent sa mélancolie en filigrane. La résignation complète. Elle avait la foi, non ? C’était pour préparer sa vie éternelle qu’elle acceptait cette vie ; par mortification. (Il hausse les épaules.) Enfin, chacun voit… comment dites-vous, déjà ? A sa porte ?

— Midi ! Chacun voit midi à sa porte, le renseigné-je.

Il rigole.

— Ce que c’est con, mon vieux, ces sentences ! N’importe quoi ! Plus ça paraît fumeux, plus vous mouillez ! Un besoin qui vous prend de vous gargariser de proverbes, de formules. Une phrase redondante et vous vous mettez à éjaculer de partout, tellement ça vous survolte, mon vieux.

Je pose délicatement ma dextre parfois manucurée sur son avant-bras d’ébène.

— Dis voir, Sublime. T’as jamais lu les z’œuvres de ton président-poète, M. Senghor, de l’Académie française ?

— Je les sais par cœur.

— Bravo. Alors, revenons à l’oncle Tom.

Il caresse, du bout de ses longs doigts, les Ray-Ban qui lui servent à se moucher.

— T’es un cas, mon vieux, murmure-t-il, franchement t’es un cas. Mais je t’aime bien tout de même. Donc, dix ans de la vie de tonton (65–75). Le bougre a écrit ce fameux testament en 74, tu me suis ?

— Il m’arrive même de te précéder.

— Si en 74 il s’estimait en danger de mort, c’est que la chose susceptible de motiver son assassinat s’était produite peu de temps auparavant.

— Pourquoi ?

Regard flétrisseur de ma gloire sénégalaise.

— S’il s’était écoulé des années, il se serait cru hors de danger et n’aurait pas évoqué cette éventualité.

— On l’a cependant buté plus de douze ans plus tard.

— Juste. Mais c’est ça le mystère. Lui, il devait craindre pour très vite parce que des éléments s’étaient produits qui l’amenaient à le penser.

— Je te fais mes compliments, Jérémie.

— Pour mes déductions ?

— Non, pour ton vocabulaire. Tu t’exprimes de jour en jour avec plus d’aisance, de recherche. Bref, tu te cultives.

— Dis, je lis comme une vache, mon vieux ! Une grande partie de mes nuits. Et j’ai toujours un book à portée de main dans la journée.

Il met la dextre à sa poche arrière et extrait de son jean un opuscule froissé dû à la Maison Garnier que je salue au passage : Mithridate, de Jean Racine.

— La preuve, fait-il.

— Chapeau.

— Y a que les classiques, déclare-t-il, tout le reste est littérature !

Ramadé demande quelque chose en dialecte de son pays. M. Blanc traduit à m’man.

— Ma chère épouse souhaiterait de la graisse de chameau, dit-il, mais bien entendu vous n’en avez pas ?

Dénégation éperdue de ma Féloche.

Traduction inverse de l’époux. Puis réponse du cordon-bleu.

— Elle dit que de la cire à parquet devrait pouvoir remplacer la graisse de chameau en ajoutant du vinaigre.

Ces questions culinaires étant réglées, nous entrons sérieusement dans le vif du sujet.

— En vertu de mon sentiment quant à la date de l’événement, reprend Jérémie, je me suis attaché particulièrement aux petits faits signalés par ta tante et qui se sont produits de 72 à 75.

— Tu tiens vraiment à limiter « la chose » à cette marge temporelle de 3 ans ?

— Je le sens, avoue-t-il, penaud après un instant d’indécision.

— C’est la meilleure des réponses, grand. Car ce boulot où tu t’engages repose avant tout sur le flair, tu viens d’en avoir la preuve avec cette affaire des faux égoutiers.

Il se penche sur le feuillet.

— 18 décembre 1972, Thomas Dugadin est hospitalisé à Chambéry pour une occlusion intestinale. Au début, tante Mathilde est alarmée, redoutant pour lui un cancer ; mais très vite, les investigations prouvent qu’il n’en est rien. On parvient à faire chier le vieux et trois jours après il est de retour dans sa ferme.

« 23 juillet 1973, il a un léger accident de mobylette. Sur la nationale : il est renversé par une grosse bagnole américaine. Bilan : un poignet foulé, des ecchymoses au visage, mais son engin est sérieusement endommagé. Le conducteur de l’auto, un étranger, s’arrange à l’amiable avec tonton et lui remet 5 000 francs pour qu’il se fasse soigner et s’achète une nouvelle pétrolette. Tonton se contentera de faire réparer le bolide et consultera un rebouteux des environs. Il placera les 5 000 francs en bons du Trésor. »