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— On vous en demande parce qu’on en a besoin, chère madame, rétroque ce Blanc en négatif.

La phrase donne à réfléchir à l’infirmière-cheftaine. Au bout de quelques rangs de pensées tricotées à la va-vite, elle décroche son bigophone.

— Ici Germaine Pranduront, Fleur-de-Lumière est-elle de service, aujourd’hui ? Oui ? Alors envoyez-la-moi d’urgence dans mon bureau. (Elle raccroche.) Vous avez de la chance, nous dit-elle. Il s’agit d’une femme de service qui travaille ici depuis plus de vingt ans et qui possède une mémoire d’éléphant.

L’intéressée se pointe. Une Asiatique. Grande comme un pot à tabacco, le cheveu intensément noir coupé net au ras des portugaises.

Nous la saluons.

— Pourquoi surnommez-vous cette personne « Fleur-de-Lumière » ? questionne sévèrement Jérémie, prêt à entreprendre sa croisade contre le racisme, l’apôtre ; « Touche pas à mon pote ! »

Sans se démonter, la cheftaine répond :

— Parce que son vrai nom est Tû Lag Dân Lekû et que nous jugeons « Fleur-de-Lumière » plus facile à prononcer et plus seyant pour l’intéressée, dans nos contrées barbares.

Je ris sous cape. Acquiescement maussade de M. Blanc : le côté « soit, mais n’y revenez pas ».

— Ces messieurs sont de la police, fait l’infirmière-cheftaine. Ils ont des questions à vous poser concernant l’un de nos malades. Etant donné votre étonnante mémoire, vous allez peut-être pouvoir les aider. Je vous laisse.

Elle sort en emportant son début de bosse. Dans quinze ans elle sera à l’équerre, la mère.

— Asseyez-vous, mademoiselle Tû Lag Dân Lekû, invite Jérémie, cérémonieux, en soulevant son cul de sa chaise d’une sixaine de millimètres.

L’Asiate prend la place toute chaude de sa supérieure.

— Le dix-huit décembre mille neuf cent soixante-douze, on a hospitalisé dans le service de chirurgie, à la chambre quatorze, un vieux paysan nommé Thomas Dugadin, cela vous dit-il quelque chose ?

— Certainement, répond Miss Lajaunie.

On laisse filer un soupir de contentage, Jérémie et moi. Chère fille du pays des sampans et des coolies postaux, quel phénomène !

— Vous rappelez-vous l’identité de ses trois compagnons de chambrée, mademoiselle Vous Lavez Dân Lekû ? demande étourdiment mon enquêteur délégué.

Elle ne relève pas l’erreur, résignée qu’elle est aux multiples combinaisons qu’offre son patronyme et affirme :

— Il n’y en avait qu’un seul, car, au moment des fêtes de fin d’année, les gens s’arrangent pour ne pas se laisser hospitaliser.

— Vous pourriez nous parler du malade en question ?

Elle a un sourire.

— D’autant plus facilement que ça n’était pas un malade ordinaire.

— C’est-à-dire ? coassé-je, malgré ma décision de ne pas intervenir directement dans l’enquête de mon « élève ».

— C’était un malfaiteur, assure « Fleur-de-Lumière ». Il avait pris une balle dans le ventre au cours d’un hol-up qu’il avait commis à Chambéry. Un gendarme restait de faction en permanence dans le couloir.

On se regarde ardemment, le noirpiot et ma pomme blafarde. Eh, dis, Bazu, aurions-nous mis la main dans le pot de confitures, d’entrée de jeu ? C’est stimulant un résultat pareil.

— Vous vous rappelez son identité, à ce malfrat ?

— Non, car son nom n’était pas inscrit sur la porte comme pour les autres malades.

— Qu’importe, fais-je, ce ne sera pas difficile à trouver. Rien de particulier à signaler concernant le truand ?

— Il est mort le surlendemain de son opération, d’une hémorragie interne.

— Merci, mademoiselle Je Te Foû Dân Lekû, dit le mâchuré en se dressant. Votre aide nous aura été précieux.

— Précieuse, rectifié-je. Puisqu’on se dit tout, Jérémie, sache que « aide » est féminin.

— Merci de la leçon, mais ne me fais pas trop chier devant des tiers, riposte l’ingrat.

— Ça y est, j’ai trouvé ! m’exclamé-je dans ce petit bureau appartenant au Dauphiné Libéré où l’on conserve la collection complète du journal, depuis le numéro spécial consacré à la bataille de Bouvines jusqu’à l’édition de demain matin.

Ça se trouve à la première page du numéro daté du 16 décembre 1972 : « Scène de western dans le centre de Chambéry. » Ça, c’est le titre. Il est superbe. Le sous-titre précise : « Un dangereux repris de justice attaque une bijouterie de la rue du Caquelon. Il tue le bijoutier avant d’être grièvement blessé par un gardien de la paix. »

Les gars de l’agence, très coopératifs, me tirent une photocopie de l’article et de la photo montrant l’agresseur sur une civière. Un certain Xavier Lagrosse, connu dans le milieu lyonnais sous le sobriquet (il n’y a pas de sots briquets, il n’y a que de sottes gens) de « Petit Mulet ». Le malfaiteur venait de quitter la prison Saint-Paul après y avoir purgé une peine de quatre ans pour attaque à main armée.

Une fois dans les rues, on cherche un petit restau sympa pour claper. En passant devant la fontaine des quatre-sans-cul (ainsi nommée parce qu’elle se compose d’une splendide sculpture représentant quatre éléphants privés de leur train arrière), Jérémie s’arrête, rêveur. Je lui récite de l’Hérédia, histoire de souligner son coup de langueur :

— « Les éléphants poudreux, voyageurs lents et rudes,

« Vont au pays natal à travers les déserts. »

Il réagit, soupire. Puis, me mettant la main sur l’épaule :

— La voilà peut-être, notre piste, non ?

— Pas sûr. Garde-toi de tout emballement, mon frère aux paumes claires.

— Enfin merde ; on découvre que tonton a passé plusieurs jours avec un dangereux truand, c’est pas du miel de Savoie, ça ?

— Continue ton idée.

— On peut supposer que, se sentant à l’agonie, il ait confié un secret juteux à l’oncle Tom. Par la suite, des complices…

— Tu mets à côté de la plaque, fiston. Ce type venait de tirer quatre piges de bigntz. S’il avait eu un trésor planqué, il aurait couru le déterrer à sa sortie au lieu de venir jouer Fort Alamo chez un bijoutier d’ici !

M. Blanc est trop doué en flicaillerie pour ne pas réaliser le bien-fondé de cet argument. Il demeure silencieux, comptant les trompes des quatre moitiés d’éléphants (qui ne se sont jamais vus, disposés comme ils le sont, les pauvres !).

— Il n’empêche que je trouve troublant ce voisinage du vieux avec un malfrat, non ? Quand on sait de quelle façon il a fini ses jours…

L’après-midinche, on s’occupe de la seconde rubrique du programme que Jérémie a tracé, à savoir ce léger accident de Solex à la faveur duquel l’oncle Tom a récolté quelques bleus et cinq mille francs 1973 d’un voyageur pressé et généreux.

Là, on barbote dans l’évasif, la chose n’ayant été enregistrée nulle part. Mais l’inspecteur Blanc a tout de même sa petite idée, que je trouve valable. Aussi nous présentons-nous chez le marchand (et réparateur) de cycles de Saint-Joice-en-Valdingue. T’attends pas aux défunts Etablissements Manufrance. Le père Salcons, son entreprise tient dans un hangar de modestes dimensions jouxtant sa maisonnette. Un atelier ultra-cradingue où les araignées se paient du bon temps, et puis, sous cet atelier, un box de quatre mètres sur trois où sont entreposés quelques vélos et pétrolettes neufs mais poussiéreux que les chiares du village viennent admirer au sortir de l’école.

Le bonhomme, franchement, il doit être aussi vieux que l’était tonton au moment de clamser. C’est un gros mec tout de bleu habillé, mais le cambouis forme une espèce de carapace sur ses hardes de travailleur et tu dirais quelque énorme scarabée pour film d’horreur ou de science-friction. Des touffes de poils blancs jaillissent du col de sa chemise. Il a un gros tarbouif veiné, chaussé de lunettes rafistolées, aux verres épais ; sa casquette avachie lui dégouline de la tronche comme une bouse de vache fraîche.