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Au moment qu’on se pointe, il est occupé à changer les rayons d’une roue voilée. Sa vue l’est davantage encore, si bien que son blair de sanglier touche la jante tel un phénoménal patin de frein.

— Ces messieurs ? il nous lance après un coup d’œil en chanfrein.

Je lui déballe les tartinettes habituelles : « Navrés de vous déranger, monsieur Salcons, nous appartenons à la police et nous sommes à la recherche de renseignements que vous seriez peut-être à même de nous fournir. » Ouf !

Il cesse de rayonner et se redresse.

— Lui aussi, il est policier ? demande-t-il en désignant M. Blanc à l’aide du chiffon ruisselant d’huile avec lequel il croit se nettoyer les pognes.

— Oui, pourquoi, ça ne vous paraît pas conforme ? égosille Jérémie.

— J’ai pas dit ça, mon gars, assure le vieux, seulement, dans nos contrées, on voit pas beaucoup de flics noirs, d’où mon étonnement. Alors, qu’y a-t-il pour votre service ?

Lui, faut que je me l’empoigne moi-même. Pas qu’il soit forcément raciste, le marchand de deux-roues, mais il l’avoue, « il n’a pas l’habitude » des colored men.

Je commence par lui dire qu’on est chargés d’élucider le mystère concernant la mort du père Dugadin. Alors là, je l’intéresse. Sa voix s’enroue. C’était son pote, Thomas, à Léonce Salcons. Ils étaient conscrits. La communale, engagés volontaires en 17 pour nous gagner la guerre ; sans causer des gueuses qu’ils allaient caramboler de concert dans les cabanes à outils des vignes accrochées à flanc de coteau. De belles luronnes avec des culs comme des lessiveuses. Si je vous disais ! Juste elles exigeaient le saut de carpe ultime, pas se faire enceinter en ces temps sans pilules. Son copain Thomas, s’il tenait le misérable qui a fait ça, vous savez quoi, mes bons messieurs ? Il lui carre dans le fion le bec de son gonfleur électrique et lui fout cinq ou six kilos de pression dans la boyasse, manière de lui faire éclater les tripes, à ce fumier ! Si de hasard on lui mettait la main au collet, ça nous contrarierait-il de repasser chez Salcons avec le type pour assister au spectacle ?

On promet. C’est entendu, on viendra le faire déguiser en montgolfière, le gredin abject, seulement, auparavant, s’agit de l’alpaguer. Et si le papa Salcons voulait bien nous aider…

Lui, il est partant à bloc, seulement il voit mal de quelle manière il peut coopérer avec nous autres. Ce crime atroce, il l’a appris avec tout le village. N’a rien vu, rien entendu, les gars ! Il vit seul à réparer les péteuses et les vélos. Sa pauvre femme est morte depuis six ans et sa fille unique, l’Adélaïde, est plus ou moins dans la putasserie à Grenoble, collée bassement avec un bicot.

— Je viens vous consulter pour une autre affaire déjà ancienne, monsieur Salcons, et qui n’a pas laissé de trace. Vous rappelez-vous cet accident qu’a eu le brave Thomas, en 73 ? Son vélomoteur en miettes et lui des ecchymoses plein la figure ?

— Pour sûr ! Il a insisté mordicus pour que je répare son Solex. J’avais beau lui dire qu’il aurait intérêt à s’en racheter un neuf, déjà rincé comme il se trouvait avant l’accident. Bernique ! Thomas : une vraie bourrique, les gars ! Tu pouvais lui chanter la Marseillaise en breton, quand une idée le tenait il n’en démordait pas. Ça lui a coûté cinq cents francs, prix d’ami, qu’il n’a jamais fini de payer, ce sale rapiat qu’aurait mangé sa merde.

— Monsieur Salcons, Thomas vous a-t-il raconté ses tractations avec l’automobiliste qui l’avait renversé ?

— Oui, il m’a dit qu’ils s’étaient arrangés à l’amiable, les deux. Le gars en question, c’était un étranger ; alors les problèmes d’assurance risquaient de traîner. Il a préféré remettre de la main à la main un dédommagement à mon ami.

— Vous connaissez la somme ?

— Deux cent cinquante balles, a prétendu Dugadin. Je lui ai dit qu’il s’était laissé niquer comme un bleu, vu que jamais ça lui rembourserait sa pétrolette. Les écorchures au visage, ça guérit tout seul, mais pas les avaries d’un deux-roues. Voilà pourquoi je n’ai pas trop râlé pour le reliquat de facture impayée.

Vieux gredin d’oncle Tom ! C’est signé ! Y a fallu qu’il exploite son vieux pote de toujours.

Jérémie sifflote ironiquement, tout en me roulant des œillades larges comme le sigle du drapeau olympique.

Moi, tu vois, je te le serine à tout bout de champ, mais je sens quand quelque chose va se produire. Comme si mon subconscient avait déjà lu le message longtemps avant et que, poum ! les choses enregistrées par lui s’annoncent dans ma pensée quelques morceaux d’instant avant leur accomplissement. C’est comme un signal. Une sorte de pâleur intense à l’intérieur de moi, ponctuée d’un bruit silencieux. Un bruit dont je ne percevrais que les vibrations, sans l’entendre réellement. Mon cervelet se branche dans la prise Salcons.

— Oui ? je lui murmure intensément. Oui ?

Pour l’aider, qu’il déballe sans douleur. Et il y va recta, l’ancêtre, son subconscient assujetti à ma volonté.

— Quand il est venu chercher son Solex, il a poussé des cris à cause de ma note. Il m’a donné les deux cent cinquante francs en égosillant qu’il me faudrait attendre pour le solde. Juste il venait de payer l’impôt et il restait sec. Je ne l’ai pas trop cru ; Thomas, son bas de laine, je l’aurais bien changé contre le mien, sans savoir.

— Ensuite, monsieur Salcons ?

Je le presse, en prenant la voix du jeune et tendre confesseur qu’une pénitente salope vient perturber en plein sacerdoce avec ses jongleries d’alcôve.

— Pour lors, je lui dis comme ça : « Dommage que t’aies pas pris le nom de ton bonhomme, t’aurais pu lui écrire pour lui dire que les frais sont plus forts que ce qu’il t’a donné ; et même que tu as des conséquences physiques graves, tout ça ! » Ah ! mes gars, vous l’auriez vu s’allumer ; ce sacré Thomas ! Je venais de lui ouvrir des perspectives qu’il avait pas songées. « Mais c’est bien sûr ! qu’il ronchonnait. Ça, t’as raison, Léonce. » Et voilà qu’il ajoute : « Son nom, d’accord, je le sais pas, mais j’ai retenu le numéro de sa plaque minéralogique. Du temps qu’il me causait, ajoute Dugadin, je la regardais et me la récitais, et maintenant je la sais par cœur. Tu crois que même une plaque étrangère on peut retrouver le proprio de l’auto ? » « Naturellement, vieille noix. » « Pour commencer, il me fait, c’était une plaque blanche, avec les numéros en noir dessus. En haut, y avait des écussons, un à gauche, un à droite. Çui de gauche représentait le drapeau suisse, çui de droite était blanc et bleu. Le numéro, je te le marque… »

Le miraculeux Léonce Salcons me biche par une aile et m’entraîne dans le box « d’exposition ». Au mur est scellée une console supportant le téléphone et pourvue d’un tiroir.

— Figurez-vous que ce sagouin a écrit contre le mur, comme s’il s’était agi d’une inscription de pissotière. Tenez, on voit encore !

Quand je te le disais que je prévoyais quelque chose ! Il a reproduit de mémoire toute la plaque, tonton. Une plaque suisse du canton de Zurich. Mais une plaque pour étranger qui se finit par un gros « Z » avec l’année « 1973 » écrite en blanc dans un petit rectangle rouge placé verticalement avant le « Z ».

Cher Léonce Salcons ! Oh ! digne vieillard, orgueil de cette merveilleuse Savoie qu’on a eu bien raison d’annexer, merde ! « Leurs cœurs allant où coulaient leurs rivières », ces chéris !