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— Pour commencer, je devine que tout est lié : l’accident d’auto et l’accident d’hélico. A preuve, leurs protagonistes sont des étrangers venant de Suisse.

Il avale une gorgée de limonade.

— Ensuite, il est clair et certain que le Nordaf et la fille Salcons ont eu un rôle déterminant. Je suis convaincu qu’ils ont obtenu du fric de l’homme à la voiture américaine ; et pas qu’un peu : au moins trente briques, mon vieux, ces salauds ! A l’insu de Tonton, bien entendu. Tu vois, à vue de nez, il me semble qu’ils ont fait porter le chapeau au vieux pingre. C’est eux qui ont ramassé la fraîche et le père Thomas qui a écopé des ennuis.

« Tout ça est noué dans le temps. Il ne s’écoule pas deux mois entre l’accident d’auto et l’accident d’hélicoptère et pas un an entre le premier accident et le testament du vieux crabe. Après l’histoire de l’hélicoptère, il a dû subir d’autres attaques, d’autres menaces, seulement nous ne le savons pas car la tante Mathilde est morte et c’était elle qui assurait le reportage sur la vie de Dugadin. C’est à travers ses lettres que nous avons pu rassembler cette somme d’informations et d’indices. Si Tonton a subi des tracasseries par la suite, nous l’ignorons. »

— Tu es un policier admirable et de grand avenir, monsieur Blanc. Je suis fier d’avoir un élève de cette classe.

Il rit de bonheur.

— T’es chié, tu sais, vieux ! Franchement, j’ai jamais rencontré un type aussi chié que toi !

— Alors, pour conclure, mon bon Sherlock, où se situe le grand mystère dans ce sac d’embrouilles ?

— Le temps, mec. Le temps. Pourquoi s’est-il écoulé plus de douze ans avant qu’on ne bute le pauvre bonhomme ?

— En effet, approuvé-je, that is the question.

— Qu’est-ce qu’on branle à présent, monsieur le commissaire ?

— En attendant d’avoir la réponse de nos confrères suisses, on pourrait aller visiter la maison du crime, non ?

— J’allais le proposer, assure Jérémie.

Et je le crois.

* * *

Quand il atteignit le village, Stephen Black surprit des regards curieux et regretta de s’être laissé louer une voiture aussi voyante que cette Volvo jaune canari. Il traversa Saint-Joice-en-Valdingue sans s’arrêter, ralentissant seulement pour obéir aux réglementations de la circulation. Il savait que le chemin conduisant à la fermette du défunt Dugadin était le deuxième à gauche après l’église et qu’il fallait monter près d’un kilomètre une colline plantée de vigne. Ensuite la campagne s’offrait, faite de prés, de haies, de champs de seigle ou de pommes de terre. On précisait sur son plan qu’il trouverait un gros noyer sur sa gauche, prolongé par une langue de pré en forme de Corse. A l’extrémité de ladite se dressait un boqueteau de châtaigniers et la maison de l’homme assassiné se nichait dans un vallon après le bois.

Il repéra les lieux, son coude gauche pointé hors de la portière. Stephen possédait un œil de rapace et une mémoire spontanée qui enregistrait tout au fur et à mesure comme l’aurait fait une caméra.

Il atteignit le gros noyer et continua tout droit sa route. Lorsqu’il eut franchi le bois de châtaigniers, il vit la vieille maison de pierres dont le grand toit savoyard tombait bas sur la façade. Mais il ne s’arrêta pas et poursuivit son chemin en direction de Conivance-le-Vieux, distant d’environ cinq kilomètres.

Une fois en rase campagne, il aperçut un chemin humide qui dévalait jusqu’au ruisseau et, sans hésiter, il y engagea la Volvo. Malgré la boue, le chemin était suffisamment empierré pour qu’il ne s’enlisât point.

Il continua jusqu’à l’eau limpide. Au bas du chemin, se trouvait une clairière où des souches d’arbres pourrissaient. Black manœuvra de manière à placer l’auto dans le sens du retour. A cet endroit, de hautes fougères dissimulaient la voiture et il fallait vraiment venir jusqu’à la clairière pour l’apercevoir. Le soir, au creux du vallon, commençant de prendre ses aises, Black se dit qu’aucun promeneur ne risquait plus de s’aventurer en ces lieux virgiliens. Il sortit de la boîte à gants un petit walkman rouge dont il coiffa le casque fragile et qu’il brancha. Assis à son volant, dans une pose détendue, il attendit la nuit en écoutant son concerto de Rachmaninov.

A quoi te sert d’avoir le nez

creux si tu ne prises pas ?

— Tu ne crois pas qu’on devrait attendre demain pour usiner ? demande Jérémie au moment où je stoppe ma Maserati sous le hangar de Tonton.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il fait noir comme dans mon cul, mon vieux.

Je stoppe net dans la clarté lunaire si chère aux pouètes du siècle dernier que j’ai beaucoup fréquentés.

— Vous venez de vous faire ôter un demi-point, inspecteur Blanc ; je regrette, fais-je. Car un flic ne doit être timoré en aucun cas, n’importe les circonstances.

Il éclate :

— T’es chié, toi alors, monsieur le commissaire ! Je disais cela parce que j’estimais que, de nuit, on ne peut pas faire un aussi bon travail d’exploration que de jour !

— Vous ne réalisez donc pas, inspecteur Blanc, que c’est de nuit que tonton Tom a été torturé et assassiné, de nuit que cette maison a été fouillée et qu’ainsi donc, les conditions pour une reconstitution efficace sont réunies ?

Il ronge tu sais quoi ? Non, pas son frein, puisqu’on est descendus de bagnole : ses ongles. Je l’entends marmonner dans son patois sénégalais des choses dans lesquelles je me trouve très probablement impliqué et qui, de toute évidence, manquent de bienveillance à mon endroit.

Mon cœur se flétrit, comme l’écrit Mme Yourcenar dans le superbe feuilleton qu’elle a donné à Nous Deux, l’an passé, lorsque je contemple cette image de ma petite enfance. La cour de ferme, boueuse, fumière, le hangar où j’ai cloqué ma tire auprès d’une vieille charrette dont les bras d’imploration sont dressés vers les toiles d’araignées du toit, et puis la ferme carrée, avec son lourd chapeau de tuiles brunes qui paraissent noires sous la moon. On a fermé les volets et la façade semble dormir.

Je revois tante Mathilde sur le seuil de ciment, avec un grand sourire de joie, essuyant ses mains ménagères à son tablier de coutil. Y avait mon papa dans ce temps-là ; pas tellement joyce de se pointer chez Dugadin, mais faisant bonne figure pour ne pas contrister maman. Le vieux Tom ne se trouvait jamais là. A croire qu’il n’habitait pas sa ferme. Il surgissait d’ailleurs, toujours : de l’écurie, du hangar, du potager, d’un sentier qu’on n’avait pas remarqué entre les hautes touffes d’orties.

Je vais retrouver cette odeur de cellier et de vieux bois, de Javel aussi, car tante Mathilde, avant de balayer, arrosait toujours le sol avec un gros entonnoir à anse contenant une lotion javellisée. Elle décrivait des 8 à n’en plus finir, qui se superposaient et subsistaient longtemps sur le rude plancher. Ah ! mes ombres ! Personnages de ma petite enfance dont je traîne le deuil sur les rivages de la vie, pareil à une vieille veuve bretonne qui s’obstine à regarder la mer.

L’inspecteur Blanc, morigéné, se dirige vers la lourde. Il s’y cabre. Un léger sifflement lui part des lèvres ou du nez, je ne sais, car avec l’éteignoir de cierges qu’il se trimbale, il peut même imiter la sonnerie du clairon.

— Quoi donc ? m’enquiers-je.

— Vise !

La Justice avait posé les scellés sur la porte, mais quelqu’un les a fait sauter avec un parfait sans-gêne. Mieux : la lourde n’est pas complètement fermée et une simple poussée la fait s’ouvrir.

Je retrouve exactement les senteurs que j’escomptais, plus des relents de mort, car l’oncle Tom a agonisé ici et son cadavre suspendu a commencé gentiment à s’y putréfier. La corde ayant servi à le suspendre est encore sur l’énorme crochet fixé sur une poutre que j’ai toujours vu et qui me fascinait. Tante Mathilde m’expliquait qu’on y accrochait la balance à fléau lorsqu’on pesait le cochon après l’avoir saigné dehors. Je vois l’oncle Tom pendant de ce plafond bas, ses avant-bras traînant sur le plancher : la photo que m’a montrée Bavochard.