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La lumière que j’ai actionnée tombe d’une ampoule très faiblarde (pas plus de 25 watts) noircie par les chiures de mouches. Tout est saccagé en effet : les meubles, la grande hotte de la cheminée. Il reste une chaise valide, je m’y assois et m’accoude à la grande table massive, lisse de crasse et meurtrie par plus d’un siècle de service paysan.

— Alors ? demande M. Blanc.

— Ben, fais ! lui dis-je avec lassitude.

Ça commençait toujours par du café, je me souviens. Tante Mathilde, comme maman, avait sa « dubelloir » sur le coin du fourneau.

« — J’en sers une goutte au petit ? » demandait-elle.

« — Très peu, et avec du lait ! » répondait Féloche.

Et puis bon, tout ça c’est du passé, du fini. De ces gens d’alors, très momentanément rassemblés, il ne reste que m’man et moi.

Jérémie demande :

— Elle est où, sa chambre ?

Chose curieuse, marrante presque, pour évoquer Tonton il désigne le tronçon de corde au bout duquel il est clamsé.

— En haut !

Et je lui montre l’escalier de bois, au fond de la pièce commune.

La maison ne comporte que quatre grandes pièces : la cuisine-salle-à-manger-« salon » où nous nous trouvons, à côté de celle-ci un local qu’on appelle la « souillarde » (de souillon, je suppose ?) où se trouvent l’évier, le matériel à fromager, des denrées, des ustensiles, des caisses vides, des bidons pleins… Au premier : la chambre meublée d’un grand plumard haut sur pattes, d’une armoire murale aux portes de noyer ouvragées, d’une commode également en noyer, d’un fauteuil voltaire et d’une malle à couvercle bombé. Cette chambre, je ne l’ai vue qu’une seule fois mais je suis capable de te la dessiner sans omettre le moindre cadre à photos, ni le crucifix noir « agrémenté » d’un rameau de buis jauni. Quant à la seconde pièce du premier, c’est le grenier à grains.

Le pas souple de Jérémie fait à peine gémir les marches. Je te dis : un félin, l’artiste. Quelle carrière va-t-il faire ? Sera-ce pour lui un gros handicap que d’être noirpiot ? Ils ont beau la ramener avec leur pote auquel il ne faut pas toucher, c’est loin d’être fini, la ségreg, mes frères. Pas avant qu’on soit tous mulâtres (car nous le serons un jour, inexorablement). Non, pas avant ! Et même ensuite, ils trouveront encore des différences pour se hiérarchiser ! La bande doc !

Il se produit un gros bruit au-dessus de ma tête. De la poussière et des petits trucs du genre fétus de paille pleuvent sur mes épaules comme les pellicules d’un pouilleux qu’aurait jamais entendu causer de Pétrole Hahn (ma chère Hahn, ne vois-tu rien venir ?).

Le bruit dont au sujet duquel je te parle, c’est comme un gros toutou de race Sahara Bernard, qui se couche d’un bloc, épuisé d’avoir tiré un coup en levrette. Cézarin a dû renverser le fauteuil voltaire, je parie. Ses pas continuent. Et puis y a de l’accalmie intégrale. M’est avis qu’il vient de trouver des choses intéressantes, le futé.

Curieux, ce rôle de prof que je joue. Plus exactement de superviseur. Je me vois bien interpréter ça dans une série télévisée. Sana guidant les premiers pas d’un jeune surdoué de la Poule. L’annotant, le conseillant, lui tenant la paluche quand il défouraille mal.

Est-ce que j’aurais des velléités à tourner vieux con ? C’est ainsi que débute le départ sur le toboggan. La soif des honneurs. Illuminer le monde de ses propres rayons. Voir son prestige reconnu. Se faire connaître, c’est bien ; mais se faire re-con-naître, alors là c’est le top, mon ami, le top !

Les coudes sur la table, je regarde la corde sinistros qui pend, rectiligne et effilochée du bout par le couteau qui l’a tranchée. Et je revois une fois de plus, en des bouffées de remémorance tarabustante, nos visites d’autrefois, quand l’oncle Tom déboulait d’on ne savait d’où, après que nous nous étions installés et que m’man avait jacté de l’essentiel avec sa sœurette. Il claudiquait un brin, Tonton. Il avait une casquette, un tablier bleu dont la poche centrale pendait comme un ventre d’hydropique tant il la bourrait d’outils : sécateurs, tournevis, peloton de fil de fer, marteau à grosse tronche. Il restait un instant sur le seuil pour nous considérer, puis feignait la surprise bien que notre bagnole fût sous le hangar, à l’endroit exact où je viens de remiser la mienne. Il disait, sans la moindre joie : « Oh ! vous m’en direz tant ! » Toujours la même phrase. Puis il entrait, maussade. Papa et lui commençaient par se serrer la louche, ensuite il embrassait m’man sur les deux joues et m’accordait à moi un baiser sec sur le front. Sacré vieux grigou, va ! A son âge, se laisser embarquer dans une béchamel pareille, je te jure !

Je ressens tout à coup un petit chatouillis sur la main. Je regarde et tu ne devineras jamais ce que je vois, à moins que tu n’aies visionné quelques films d’épouvante classiques. Une tache de sang, mon vieux ! Large comme une pièce de deux francs. Un sang rouge, brillant, épais. Le cachet de cire Cartier ! Ça a chié entre deux lattes du plafond.

Le temps de réaliser et plusieurs autres gouttes tombent sur la table. Putain d’elles ! Je me dresse et me mets à cavaler vers l’escalier. Dix sept marches que je gravis quatre à quatre, ce qui donne trois grandes enjambées et une petite normale.

La porte de la chambre est ouverte et Jérémie gît sur la descente de lit râpée de l’oncle Tom. Le manche d’un couteau dépasse de son polo et le sang pisse dru de la blessure. Le choc sourd, c’était pas le fauteuil voltaire, mais lui-même.

Un kaléidoscope fulgure dans ma tronche. Je repense aux scellés de la porte brisés, à la lourde mal fermée, à ma négligence. On s’est pointés alors que quelqu’un se trouvait dans la chambre du vieux. Et ce quelqu’un n’a pas hésité à poignarder Jérémie quand il est entré.

La fenêtre ouverte m’en dit long. J’y cours. Elle ne se trouve qu’à quatre mètres du sol : de la rigolade pour un homme d’action…

Je calcule le temps qui s’est écoulé depuis que j’ai entendu la chute de M. Blanc. Con de Sana ! Superviseur de ses fesses ! Il rêvassait, l’artiste ! Faisait de la broderie mentale, le niais ! Il s’est bien passé deux à trois minutes avant que le sang ne tombe du plafond. Ce qui signifie que l’agresseur est loin.

Agenouillé auprès du brave Noir, je palpe son pouls. Il bat, mais la breloque. Un râle bulbeux sort de sa gorge. Il est dans le sirop complet. L’antichambre de la mort. Oh ! le connard de Sana ! Ce type heureux, avec sa chère Ramadé et ses chiares turbulents, qui balayait le pavé de Paname en rêvant aux rives du fleuve Sénégal… Et que je suis allé détourner de son humble mission pour en faire un super-flic.

Le pari fou d’un glandeur. Un nègre policier d’élite, grâce au fameux Santantonio qui a su détecter, etc. et qui, etc. Tartines ! Tartines !

J’hésite à arracher le couteau de la plaie, mais on m’a toujours enseigné que cela risquait d’être fatal à la victime. Comme si ce coup de rallonge dans le buffet ne l’était, fatal. Il se meurt, Jérémie ! Question de minutes.

Je cavale jusqu’à ma Maserati, laquelle, nul n’en ignore, est équipée du téléphone. Il me faut l’hôpital de Chambéry, dare-dare. Je l’obtiens. Police ! Urgent ! Une ambulance avec un équipement de soins intensifs et un médecin à son bord pour Saint-Joice-en-Valdingue. Dans la maison où fut torturé et tué un vieillard voici quelques jours. Et qu’on ne s’occupe pas des excès de vitesse.